Fragment 10 : Nos retrouvailles du passé

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Chapitre 3 : « Passé, présent et futur » - Le temps des meurtrissures


Fragment 10 : Nos retrouvailles du passé


Je me perds dans la forêt, immobile, derrière ma fenêtre. 

- « Pourquoi tu ne sors pas ? ça fait des jours ! Remue-toi un peu ! 

- Hum ? oui... Tu te souviens de la dame âgée chez qui je jouais petite ? 

- Non..? Ah ! elle ? Je détestais t'y chercher, son quartier puait le shit et la misère. » 

Un coquillage s'échoue sur ma paume : 

- « Je vais aller la voir. Ça remonte à tant. Je l'aimais bien : on se comprenait. »


L'escalier sinistre, le couloir dépouillé, la porte tuméfiée. Respiration funeste, de crainte que tu ne sois pas là. Des bruits de pas, et la lumière m'auréole. Tu n'as pas bougé d'un pouce et ton regard rayonne comme jamais : 

- « Oh ! toi, par contre, que tu as grandi..! Et tu es devenue la jolie jeune femme que tu rêvais d'être ! »

Tu verses quelques larmes et du thé noir. Nous sommes à la table de ta cuisine. Rien n'a changé. Partout la même pauvreté, voilée sous des patchworks, rubans et broderies de récup. Partout des dessins, des peintures maquillent le même plâtre délabré. Absolument rien n'a changé.

- « Tu te rappelles des règles du tarot ? me demandes-tu d'un sourire constellé de taches de vieillesse. 

- Ça reviendra en deux-trois manches. 

- Comment va ton frère ? 

- Il me supporte. Il travaille, beaucoup. Il est très courageux. Sans lui, je ne serais plus de ce monde. Et toi, comment va ? 

- Oh ! je n'ai pas trop envie de parler de moi, tu sais. Le temps passe. On m'oublie. La famille me rend toujours moins visite. La dernière nouvelle que j'ai eue d'eux, c'est que j'aurais droit au caveau familial ! Sinon, j'attends toujours la victoire de l'anarchie. Bref ! raconte-moi ta vie plutôt ! tu es si mignonne aujourd'hui !

- En fait... je ne fais pas grand-chose... La voilà, la vérité. Chaque effort, j'en paye le prix. J'ai l'impression de m'enfoncer dans une impasse. J'aimerais me consacrer à l'écriture, mais puisque ce n'est pas « raisonnable », j'ai presque de la culpabilité d'y sacrifier mon peu d'énergie. 

- Tu es une personne formidable. 

- Je... merci... je... 

- J'ai fini de mélanger, tu distribues ? 

- D'accord.

- Peut-être que tu ne t'es pas encore trouvée. Peut-être. Peut-être que c'est la société qui ne s'est pas encore trouvée. Cette tour, six piges qu'ils ont le projet de la raser, construire du moderne à la place. Ceux d'ici n'auront pas les moyens de s'y loger. On les repoussera gentiment vers des banlieues déshéritées. Et pourtant, ces gens, on les aperçoit à 5h du mat' partir ou rentrer de boulots aussi méprisés qu'essentiels. Le capitalisme les ronge tel un cancer. Ce n'est pas cet immeuble qu'il faut abattre, mais lui. » 

La conversation continue, les minutes s'écoulent comme si nous n'avions jamais été séparées. Je me revois enfant jouer aux cartes, discuter, grignoter des pâtisseries que tu achètes pour moi sans que tu en aies l'argent.

- « Tiens ! j'y pense : et ta collection de coquillages ? 

- Tu ne les as pas remarqués ? ils n'ont pas bougé. 

- Ah ! c'est vrai ! t'en as des nouveaux ? 

- Pas un de plus, pas un de moins. Il y a que toi qui m'en offres un sublime à chaque fois que tu viens !

- Tout ce temps, j'ai gardé l'idée dans un coin de la tête : « la plus belle des nacres pour nos retrouvailles ». Une lutte impitoyable, une seule élue, indétrônable depuis cinq ans. » Je la dépose par-dessus un petit tas de cailloux. 

- « Oh ! elle est superbe, ces reflets, ces dessins !

- Je savais que tu l'aimerais... répondis-je en regardant le soleil décliner. Il est tard, je devrais y aller. 

- Oui, oui ! attention à l'affluence du métro ! Tu veux emporter du gâteau ? » 

Je me lève de la dalle. 

- « Non, non, vraiment. Ça m'a fait plaisir et du bien de te rendre visite. 

- Moi aussi. Une immense joie. Prends grand soin de toi, tu es magnifique de partout ! » 

Je pars le cœur chaud. Sur ta tombe, des galets empilés et mon coquillage.

Un dernier incendie dans la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant