Fragment 8 : Enfer, l'inventaire

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Fragment 8 : Enfer, l'inventaire


Des gens et leurs grosses lunettes rectangulaires décrivent avec une attention toute administrative chacune des billes qui arrivent sans répit par des tubes pneumatiques. D'un air sérieux, morne, ils en évaluent le fun, de « relou » à « cool », voire à « mégakif ». Ils les lancent ensuite sur une sorte de mini-bowling aux mini-quilles à oreilles de chat, puis retournent noter les résultats. Un peu plus loin, des personnes semblent s'affairer à inventorier les synonymes du mot « plaisir » parmi les langues anglo-frisonnes, avant de passer au champ lexical de l'amour, des œufs et de la religion dans la famille finno-ougrienne. Des enceintes se chargent de réverbérer leur litanie qu'un petit chef surveille en permanence ; l'ensemble est une torture auditive confuse. Je trouve refuge à l'intérieur d'un ascenseur. Je cherche le rez-de-chaussée, aucun bouton ne l'indique : ils ont tous une couleur et un symbole nébuleux. J'en essaye un en bas. La cabine se met soudain à gigoter n'importe comment, elle sillonne l'immeuble de part en part, de droite à gauche, et même en diagonale, un chaos total. Inlassablement, une voix robotique énumère les lieux traversés :

- « Département des affaires : bagage, paquetage, bardas, valise, malle, balluchon... Secteur des cantines : mess, réfectoire, buvette, popote, buffet à volonté, asiatique, commode et buffet, balle dans le buffet (chirurgie)... Division rouge : rouge sang, rubis, vermillon, carmin, garance, rouge de crésol, rouge à lèvre, rougequeue, le rouge et le noir (roman), en rouge et noir (chanson), Moulin Rouge, rouge brun (fascisme), rouge gorge, rougeole, rougail, rouget (poisson), Rouget de Lisle (Marseillaise), drapeau rouge (plage, ski, révolutions et sports mécaniques)... »

Je me décompose au fur et à mesure. Ça n'en finit jamais, je suis trimballée de partout, noyée sous un catalogue étourdissant et nauséeux. Je m'écrase sur moi-même. Être ailleurs, loin d'ici, dans l'imaginaire. Ailleurs. Loin d'ici. Dans l'imaginaire. Lorsque je relève la tête, je constate que la porte est ouverte. Je sors d'un bond, me retrouve au milieu d'une salle de pause-café. Des cadres bavardent boisson à la main ou se relaxent avec des jouets à malaxer. Aucune issue. La panique me reclut vers un recoin, la peur de me faire crier dessus chevillée au corps. Il faudrait que je leur demande de l'aide, mais j'angoisse. Petit à petit, je note que nul ne me capte. Ils sont dans leurs conversations, dans leur monde ; et dans leur monde, un être comme moi n'existe pas.

Un dernier incendie dans la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant