Fragment 14 : La bataille de l'emploi

2 2 0
                                    

Fragment 14 : La bataille de l'emploi


Le monde s'accélère, bascule dans l'horreur. J'ai survécu au premier jour, éreinté, le dos comme matraqué, les doigts raides. Au repas du soir, pour tout égard, mon frère me dit : 

- « Alors ? c'était pas trop difficile. 

- J'ai besoin de me reposer quelques temps. 

- Rooh ! tu fais du cinéma. Arrête ! Arrête d'être une chiffe molle et d'écouter la moindre plainte de ta chair ! retrousse-toi les manches, merde ! C'était ton entrée. Ils ont été sympa : j'étais là au début, tes objectifs étaient for beginner. Mais il faut absolument qu'à la fin de la semaine, tu aies de bonnes performances, sinon on te jettera. » 

Et il soupire bruyamment.


J'actionne la poignée de la douche, dérape, me blesse. Cette fois, il y a vraiment beaucoup de sang.


Dans les ténèbres tournent en boucle les pires moments de la journée et mes angoisses, la pression du boulot, du contremaître, ces manteaux qui me bousculent, ces décors farfelus, ces open spaces stressants à parcourir. J'essaye de me calmer, de me concentrer sur la respiration. Je repense à la piscine où je flottais immergée, à demi-ensommeillée par le poids des heures. Dans cette mer de l'agréable, je perds la conscience du rêve ou de la réalité. Mais je manque soudain d'oxygène, je dois regagner la surface ! j'ai beau nager, je ne la retrouve plus ; je commence à suffoquer, le flot embrase mes poumons ; une explosion en arrière-plan, le vacarme percute mes oreilles, comme mille bugs de console ; l'eau est bouillante. Je me réveille en sursaut, trempée.


Je dors très mal, la nuit suivante aussi. Le matin du troisième jour, un passage piéton, je traverse ; je sens quelque chose fondre sur moi. Mon frère m'attrape et m'envole jusqu'au trottoir. Un bus me rase à pleine vitesse : 

- « Tu n'as pas vu ? me crie-t-il dessus, choqué. 

- Je suis désolée. » 

Une partie de mon corps n'avait pas voulu regarder.


Au boulot, on m'a adjoint une sonnerie angoissante qui est censée m'aider à mieux me cadencer, pour que je corresponde aux attentes. Insensiblement, elle devient de plus en plus rapprochée. Elle me fait tressaillir en permanence : j'ai beau la savoir là, je suis toujours sens dessus dessous. Elle surligne l'atroce vérité que sinon j'oublierais facilement : je n'ai pas 30% du rendement espéré à ce stade. 

Comme si cela ne suffisait pas, le lendemain, fini les visites stressantes des cadres : on me rajoute une caméra et surtout un téléphone, à décrocher immédiatement et avec le sourire quand un supérieur m'appelle, afin de lui signaler ma productivité et qu'il puisse l'annoter. Mon œil est sans cesse attiré par le combiné, il me donne la nausée, des sueurs au cœur. L'entièreté de ma vie se réduit à son fil, à cette terreur qu'il sonne, que je doive répondre. Le manager, l'effrayant, ignore dorénavant la moindre des politesses. Tenir. Ce qui compte, c'est tenir. Tenir jusqu'à l'heure suivante. Tenir jusqu'à l'instant suivant. Il le faut.


A la maison, pas de répit. Mon adelphe est de moins en moins souple. Au soir de la quatrième journée, il m'annonce : 

- « Demain, voilà le jour où tout se décidera. Allez ! force-toi ! Regarde dans quel état tu te mets pour travailler, c'est absurde ! on dirait que tu pars au front : t'es livide, pas vendable, tu m'étonnes qu'ils sont pas contents de toi. Allez, prends sur toi ! conduis-toi en adulte ! 

- Je vais essayer, mon frère. 

- La voiture est bientôt réparée : j'ai acheté la batterie, plus qu'à l'installer. Ne me déçois pas, demi-sœur. » 

J'aimerais tant.

Un dernier incendie dans la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant