Fragment 12 : A ambiguïté, ambiguïté et demie

2 2 0
                                    

Fragment 12 : A ambiguïté, ambiguïté et demie


Quelques semaines se sont perdues dans l'angoisse. J'ai essayé de chercher des offres d'emploi, j'en suis malade illico, mes bras tombent paralysés, mon corps tremble tout entier. J'en ressors épuisée, blafarde, la mémoire chancelante. 

Les journées et les nuits s'enterrent sous les routines et les blocages, les nettoyages insensés, qui ne renforcent que mon malaise. Je termine de récurer un truc, doute aussitôt de l'avoir vraiment lavé ; je n'arrive plus à me souvenir. Je complète les tâches suivant un ordre, toutefois si une chose me détourne, j'oublie tout, parfois de manger, d'aller aux toilettes. Ce n'est pas une nouveauté. Alors je regarde les murs, le plafond, ses aspérités, ses blessures, ses réminiscences et ses mystères, rien n'y fait, je murmure dans un flottement :

- « C'est le tombeau de ma mère. Quoi qu'on y fasse, c'est le tombeau de ma mère. 

- De ma mère aussi, me surprend-on. 

- Bah oui, forcément : t'es mon frère. » 

Il répond par un grommellement sombre, déroutant.


Autre jour, tandis que j'épaule à la cuisine, je me ressens à l'étroit ; je tente de me dégager, rate mon coup et m'effondre au sol, heureusement sans casser quoi que ce soit : 

- « Nan mais, t'es pas possible ! » crie-t-il de peur. 

Je me redresse, m'égare un instant sur un choc au mur que je n'avais pas repéré. Mes doigts épousent la marque, un goût amer, mes sens tremblent.

- « Et tu peux pas m'aider ? » s'agace-t-il. 

Je sursaute. 

- « Si, si, bien sûr. 

- Passe-moi la louche. 

- Heu... une louche... 

- Je te l'ai déjà répété vingt fois. Dans le buffet ! »

Je reste coi, les instruments, culinaires particulièrement, et les meubles, j'ai une peine extrême à retenir leurs noms, à les différencier. 

- « Dépêche-toi ! faut être rapide pour cette cuisson ! » 

Alors j'essaye un tiroir au hasard. 

- « Oh ! c'est pas vrai ! s'énerve encore mon frère. J'ai bossé toute la semaine, j'arrive ici, et t'es même pas capable d'accomplir le bare minimum ! »


J'ai mis la table. Je m'y assois avec difficulté. Devant son regard surpris, je lui rappelle ma chute : 

- « J'ai mal. 

- Tu sais, j'ai retrouvé des lettres de maman ce matin. 

- Qu'est-ce que ça raconte ? 

- Que tu étais malade. Toujours un truc nouveau, mais toujours malade. 

- Je le faisais pas exprès. 

- I know. » 

Un silence.

- « Il faut que tu changes ça. Il le faut. Le problème est dans ta tête. Ecoute. Tu vas aller taffer à la Société. Pas la mort, tu verras. Personne ne s'y rend comme à l'abattoir. Tu penses que j'y entre chaque jour avec plaisir ? que la plupart ne préféreraient pas se barrer loin de là ? 

- La voiture. 

- Oui, sauf que la voiture, ça coûte une blinde ! Et la voiture, pour s'arrêter où finalement ? Hein ? où ? Au bout du chemin, on doit bien retravailler. C'est ça, être responsable. » 

Je me tords les lèvres.

- « Je t'ai dégoté un poste adapté, moins stressant, autour des consoles de jeux ; tu aimes ça, les consoles de jeux. » 

Je baisse la figure, afin qu'il ne trouve pas mon regard. 

- « Pourquoi tu tires cette tronche-là ? 

- D'accord. 

- Nan, simplement : tu veux bosser, ou pas ? 

- Je voudrais aider...

- Okay, mais moi, je peux plus continuer ainsi, je peux pas te protéger indéfiniment, je suis ton demi-frère. Je peux pas hypothéquer toute mon existence pour toi. » 

Le ciel vient de me foudroyer. En larmes, je déclare :

- « Je t'ai toujours dit que si tu juges que je suis un boulet, je comprendrais que tu m'abandonnes. Ne te sacrifie pas uniquement pour maman. 

- Désolé... pas ce que je cherchais à... je me sacrifie pas, entendu ? Enfin conçois : la situation est compliquée. Tu percutes qu'il faut travailler ? c'est important. On en a besoin, c'est la vraie vie. 

- Je... j'essayerai.

- Bien ! Je te recommanderai. J'y joue ma réputation, encore. Keep your smile up ! Allez, tu peux réussir cette fois

- Oui...

- Et là, tu lâches rien, on n'a plus le choix ! Fais-le au moins pour maman. Et pense à la voiture, on partira ensemble. D'accord ? tu y go, costaude ? » Avec un picotement d'appréhension, je réponds : 

- « Oui... pour toi, mon frère. 

- Hum... »

Je reste perturbée par cette interjection, est-ce une approbation, un soupçon ou un désaveu ? L'air tourne à l'aigre, une pointe aigue à mes oreilles, écœurante, douloureuse. Sur la passerelle, les officiers de pont se sont tus, la mine grave. Une certitude désormais : le navire va couler.

Un dernier incendie dans la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant