Fragment 9 : Will be free

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Fragment 9 : Will be free


Je suis perdue, piégée dans l'espace détente entre thé et moka, entre papotages et piques contre des subordonnés. Personne ne m'a remarquée, ou ils s'en fichent ; j'ai d'autant plus peur de les solliciter. 

Deux gars jaillissent de l'ascenseur, et mon cœur sursaute quand je reconnais le supérieur qui m'a sermonnée :

- « L'objectif est d'atteindre un optimum de stress à moduler avec des injections d'endorphine par positive thinking et social cohesive mindset, d'où un cadre fun. Exemple : une tâche est évaluée à 200 secondes. On garde l'info. On requiert à ce qu'elle soit faite en 190. Et on stay consistent. On fixe le rythme à une new task toutes les 195 (le salarié y trouvera de la considération), de sorte que ça s'accumule, mais que jamais ça ne semble impossible. Que le collaborateur soit en tension, mais jamais ne se décourage. C'est ça, la clé. On est cool, mais rigoureux, à la fois, en même temps.

- Okay... Sur le long terme, c'est préparer un burnout. 

- C'est vrai. Et vu le marché de l'emploi et l'état du code du travail, c'est rentable. 

- Tant que t'utilises pas cette logique à la maison ! 

- Parfois, je me dis que te remplacer... Just jokin', bien sûr. »

Leurs voix se fondent dans la foule, puis le manager terrible s'éloigne. J'observe discrètement celui qui reste, son gobelet en main, soudain nos regards se croisent – rien qu'un instant, trop tard : il vient vers moi. 

- « Will, enchanté ! 

- Je... 

- Vous êtes pommée, je sais ! Je vais vous sortir d'ici, j'ai une expertise en elevator issue », sourit-il en remuant son café.


Dans l'ascenseur s'écoule une petite musique jazzy. 

- « Alors, vous êtes là pourquoi ? » lance-t-il de son ton léger et joyeux. 

Je sursaute : 

- « Heu... visite. 

- Ah..! J'ignorais qu'on était intéressant ! » 

Je n'ose répondre, il ne s'en formalise pas et poursuit :

- « Je bosse sur ce secteur depuis trois ans. On fait pas que s'amuser ! On fait l'inventaire de tout et n'importe quoi, surtout de n'importe quoi ! Car apparemment, faut bien que quelqu'un le fasse ! On n'a gardé que des bureaux, le reste, délocalisé. « Recentrage des activités », on a dit, cette fois sans trop « dégraisser ». Au contraire : bureaucratie et capitalisme sont parfaits pour s'entendre : paranoïa, hiérarchie, volonté de contrôle, de quantifier, rapports, réunions, paperasses... »

J'opine mécaniquement. 

- « Vous avez été secouée plus tôt par mon mari. Comment je le sais ? On sait tout ici ! non, je blague : il m'a soufflé avoir surpris une nouvelle tête. Il a excellente mémoire. Moi aussi. Il paraît méchant comme ça, c'est juste une façade, du roleplay. Vous le découvririez le week-end, il est presque humain..! Il aimerait pas que je le moque ainsi « et mon autorité ! ». Mais je l'emmerde – amoureusement, hein. »

L'ascenseur s'immobilise soudain, la porte coulisse : 

- « Voilà ! rez-de-chaussée ! La délivrance : droit devant, première à gauche, deuxième à droite, sortie B46A, « allée des séneçons ». Si vous voulez rejoindre le Main Workspace à partir de là, longez sur un kilomètre et demi l'immeuble face au soleil. Allez ! Bonne journée ! moi, je remonte ! 

- Mer... Merci. » 

Il me sourit encore. J'ai eu de la chance de le rencontrer. Will, je crois. Je vais essayer de retenir ce nom.



- « Alors ? c'était pas si affreux, tu vois ! » 

Mon regard se fige, mon corps avec. La nuit est tombée, nous sommes à table. 

- « Eh quoi ! c'est sympa, cette ambiance ! c'est un peu la disneylandisation du travail ! » 

Pas la force, pas la force d'un débat ni d'un retour de flammes. Je ne lui réponds qu'en pensées : 

« Ils pourront disneylandiser l'enfer aussi, ça restera toujours l'enfer. »

Un dernier incendie dans la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant