Fragment 11 : Yes future

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Fragment 11 : Yes future


Pour avoir un futur. C'est comme ça que je comprends les mille efforts de mon frère à retaper la voiture paternelle. Aujourd'hui, jour de repos, de suite, il plonge dedans, d'autant qu'il vient de chiner un bidule qu'il cherchait de longue date :

- « On y est presque ! Juste bien lubrifier, et elle devrait enfin pouvoir vrombir ! » 

De passage, je suis enrôlée au transport du pot de graisse. Il est entrouvert, je m'y prends lentement :

- « Dépêche, c'est pas la mer ce que j'ai demandé ! » 

Je me prépare à le poser délicatement. Il me l'arrache des mains : 

- « Hurry up ! J'ai pas une heure. »

Par chance, rien n'a été renversé. Il a déjà fini : 

- « Monte, sœurette ! »

Non, vraiment, non : elle est crasseuse ; je décline poliment. Il essaye de l'allumer, le démarreur hoquette, le moteur vibre. « Allez ! vas-y ! allez ! » ordonne-t-il. Mais seul le silence lui répond. 

- « Merde ! putain de saloperie de merde ! qu'est-ce qui te va pas encore ! »


Peu après, je récolte du bois pour le poêle que mon frère ramone, une manière de laver son échec.

- « C'est bon, j'ai compris ! » 

Je sursaute : je ne l'avais pas entendu arriver.

- « Tu vois la batterie que j'ai achetée, l'été dernier ? Bah, elle est à plat. 

- Ah... 

- Faut en choper une autre, ensuite plus qu'à peaufiner et on l'aura notre caisse ! on l'aura ! Oh ! et j'ai terminé le conduit ; t'inquiète, j'ai fait attention : j'ai rien sali. » 

Il ne me connaît que trop bien.


Alors que le soleil périclite et que ma brouette de fagots se meurt sous l'appentis, deux poings fermés surgissent devant moi : 

- « Laquelle ? 

- Hum... la gauche ? »

Il sourit, trifouille un instant ses mains dans son dos et me révèle sa paume : 

- « Bravo ! du premier coup ! 

- Qu'est-ce que c'est ? 

- Un allumoir automatique, homemade ! »

Je n'arrive jamais à me servir d'un briquet. Ça veut pas. Et quand ça veut enfin, la flamme est immense, terrifiante, si près ; je le lâche. Son invention, un bouton déclencheur et un tuyau pour garder la distance, est une caresse sur mon cœur. 

- « Merci ! 

- Comme ça, tu pourras t'occuper du feu toute seule comme une grande ! »

Il voit que je n'ai pas fini de décharger. 

- « Need some help ? 

- Non, non, ça va aller. »

Trop tard, il est en train de m'aider. Alors je m'empresse, et dans la hâte m'écorche les doigts. De douleur, je m'insulte : 

- « Quelle... »

Mon frère n'émet qu'un soupir, las. Puis il contemple la pile de bois : 

- « Attends, t'as fait que ça ? A ce rythme, on va se cailler ! 

- Mais... ça prend du temps.

- Avec tes histoires, tout prend du temps ! tout est fatigant, compliqué ! 

- Je... je suis désolée. » 

Il souffle bruyamment et, apaisé, m'enlace.

- « Bon, essaye quand même d'accélérer un brin, ok ? Ils ne voudront jamais de toi sinon ici, et nulle part. Je vais à la voiture, j'ai repensé à un détail dans les branchements... »



A chaque jour, sa feuille vierge. L'écriture, l'échappatoire sans quoi je ne serais plus là. Quelques mots percent, péniblement. Très vite, l'angoisse, l'œil qui s'évade. Le dégoût de mon laisser-aller, d'avoir gâché, perdu la seule chose que je savais faire. Je n'ai pas le moral à ça, ça ne veut plus. Je ne suis plus rien. Pourtant, je me force. Au minimum une heure. Trente minutes. Vingt. Lamentable. L'horloge, les secondes distillent leur venin. Parfois, j'y arrive un peu, moins. Souvent, la souffrance me détourne. J'ai mis des semaines à comprendre que ce gris anthracite n'était pas la couleur naturelle du four, mais une chaîne de papier peint. Me voilà à trifouiller la télécommande pour tenter d'éteindre vraiment la télévision. Apparaît soudain « Une famille really like no other ! ». La curiosité me paralyse net :

Deux personnes à tour de rôle parlent face cam, au milieu d'un montage loufoque de costume de tank et de jets d'objets :

- « Il capte pas que moi, mon genre, c'est « char de combat soviétique ». Je m'identifie blindé et russe. Dans les mangas, y a bien des lycéennes qui sont cuirassiers de la World War Two et on trouve ça normal chez eux.

- Come on : j'ai rien contre Staline ou les hentais, but les trans ! Son grand frère s'est fait endoctriner et même ma femme s'est barrée avec un de ces travs ! Ah ! they don't want to see my gueule ? qu'ils essayent ! I'm a fucking billionnaire star ! It's me qui décide, fucker. Je suis l'avenir ! »

J'ai coupé. Je suis trop atterrée pour remarquer que s'affiche désormais un autre fond d'écran.


De retour du boulot, comme souvent, ça décompresse en râlant de sa condition et de ses supérieurs : 

- « Son mec, Will, bon, il est ok-tier, exigeant, mais pas excessivement chiant. Je suis sûr que s'il était pas forcé à se conduire en pur connard, ce serait un chic type.

- Ce doit être lui qui m'a aidé gentiment. 

- Tu vois ! tout n'est pas atroce là-bas ! ça faciliterait ta réinsertion. » 

Un pincement au cœur s'étend, sa vague asphyxiante blanchit mon corps.

- « Eh quoi ! s'agace-t-il un peu. Tu pourrais être dans le secteur scientifique ! y a que des trucs à compter, c'est pas sorcier. 

- Peut-être. 

- Ouah ! cet entrain..! pas ainsi que... »

Ma voix éclate : 

- « Mais j'ai peur de décevoir encore ! de pas réussir... encore

- Ecoute, ça va aller. Je suis là pour toi, ok ? me rassure-t-il. Je suis ton frère. Faut que tu sois plus débrouillarde, socially attractive. D'accord ? 

- Oui. 

- Sinon qu'est-ce qu'on va faire de toi ! dit-il sur le ton d'une blague inquiète. Fixe-toi un objectif, renseigne-toi : tu dois avoir un futur. » 

Quel futur ?

Un dernier incendie dans la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant