CHAPITRE 11 - ALICE

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Je pousse la porte de cette salle accueillant l'association ce soir.

Matthieu m'a convaincu d'aller à une séance. Je lui suis reconnaissante de penser à mon bien être. Il est vrai que j'ai vraiment besoin de lâcher prise. Je suis en apnée depuis plusieurs mois, retient toutes mes émotions, de peur d'exploser et d'être faible devant mon fils.

Hier, j'ai relu la lettre d'adieu que Romain m'a laissé, et c'est comme si elle m'avait fait un électrochoc : je dois passer à autre chose. Ce ne sera pas chose facile, mais je dois continuer à vivre. Je ne peux plus mettre ma vie sur pause, dans l'espoir d'un signe de sa part. Dans quelques jours je fête mes trente cinq printemps, et je n'ai pas envie d'être qu'une maman, je veux aussi être une femme.

Seulement, ce soir, la réalité me revient en pleine figure : dans cette salle, je ne vois que des couples en face de moi. Qu'ils soient unis ou non, complices ou distants, parents accomplis ou parents en phase d'apprentissage, ils sont tous venus à deux. Ils se soutiennent malgré la dure réalité. Ils forment une famille tout simplement. Et moi, je ne peux pas former une famille pour Eden, je suis seule à l'assumer. Alors bon pour l'esprit familial, on repassera !

Je suis indécise, je n'ose pas rentrer, de peur d'être immédiatement jugé. On va encore me coller l'étiquette "mère célibataire".

Contre toute attente, une main me saisit l'épaule, me sort de ma sidération et de mon silence : Matthieu est ici. Sa présence me réchauffe instantanément le cœur.

Ce sera donc lui qui sera mon pilier, mon phare, ce soir. Et intérieurement je le remercie un milliard de fois d'être à mes côtés pour cette étape difficile : parler de sa vie, de ses difficultés au quotidien, devant des inconnus, ce n'est pas vraiment ce que j'aime le plus.

*******

Plusieurs semaines ont déjà passé depuis la première réunion. Le train train quotidien a repris son cours. Pourtant quelque chose à changer en moi : je me surprend à ressentir des douces émotions pour une personne. C'est fou comme notre cerveau est capable de mettre de côté son passé, pour se réconcilier avec son futur. Depuis que j'ai fermé à double tours la boîte de Romain, je ressens le besoin de reprendre ma féminité : j'ai envie de plaire, j'ai envie qu'on me complimente, j'ai envie d'être boosté par les sentiments.

Ce serait vous mentir, en vous disant que c'est arrivé tout seul. Un certain Matthieu, me donne la motivation pour aller de l'avant. Nous passons de plus en plus de temps ensemble en dehors des séances pour Eden : on parle de nos vies, on s'échange quelques sms, il m'accompagne toujours lors des réunions de soutien.

Il est un peu devenu ma lueur d'espoir dans mon quotidien difficile. Car même si je suis une mère dévouée pour mon enfant, il sait me rappeler que je suis aussi une femme. Et il le fait de la plus douce des façons :

Je vois bien la manière dont il me regarde, il me complimente. Il joue même un peu avec le feu, lorsqu'il me frôle "par accident".

Mais j'avoue que j'en profite aussi un peu : par exemple, je prends toujours le dernier rendez-vous de la journée pour Eden. Comme ça, il nous raccompagne. Et on passe notre temps à rigoler sur le trajet du retour. L'idée est brillante non ?

Pas si brillante que ça apparemment, car toujours aucun rapprochement significatif entre nous deux.

J'aperçois toujours une lueur s'allumer dans son regard, puis elle s'éteint quasiment instantanément, comme s'il reprenait ses esprits. Comme s'il revenait à la raison.

Mais moi je n'ai jamais écouté ma raison, j'ai toujours aimé être guidé par mon instinct. Et mon feeling m'attire irrémédiablement vers lui.

*******

Nous sommes déjà à la fin de la quatrième séance de groupe à laquelle je participe. Je me sens de plus en plus à l'aise. Ses hommes et ses femmes sont dans la même situation que la mienne, et cela m'aide à voir le bout du tunnel. A envisager un avenir plus serein avec Eden. On parle de nos habitudes, de nos astuces pour palier à telle ou telle situation. On échange aussi sur les progrès des enfants.

D'ailleurs on ne tarie pas des loges sur le "merveilleux kiné" qui prend en charge nos enfants. Matthieu est mis sous le feu des projecteurs ce soir. C'est vrai qu'il est exceptionnel avec ses patients : il est attentif, prévenant. Il respecte le rythme de chacun.

Mon kiné est d'ailleurs mal à l'aise en recevant tous ces compliments. Pourtant il peut en être fier.

Lorsque je sors de la salle, je suis encore sous le coup de l'émotion : tout à l'heure, j'ai dévoilé que mon mari avait abandonné notre famille en laissant une lettre, seulement quelques jours après la naissance de notre fils.

Je suis tombée en sanglots, lorsque j'ai annoncé que c'était à cause de la pathologie d'Eden.

Le savoir est une chose, le dire à haute voix devant plusieurs personnes en est une autre. J'ai bien vu les différents types d'émotions passés sur leurs visages : de l'incompréhension face à ce geste, de la pitié pour moi, de l'empathie aussi.

Et un seul regard d'affection et d'encouragement : c'était celui de Matthieu qui était assis en face de moi.

A la sortie, il est toujours à côté de moi. Je me sens de plus en plus à l'aise avec lui. Je regarde ma montre. Il n'est que vingt et une heures et Andy vient de m'envoyer un message, en me disant que tout se passait à merveille avec Eden à l'appartement.

Je suis soulagée de savoir que je peux prendre un peu de temps pour moi.

Je propose donc à mon binôme de poursuivre la soirée en allant boire un verre dans le bar situé juste à côté. Il accepte sans hésiter.

Nous nous installons à une table un peu à l'écart de la foule.

"J'aimerais vous connaître un peu plus Matthieu, es ce que je peux vous poser des questions ?"

"Bien sûr, je serais ravi de satisfaire votre curiosité." me dit-il avec une pointe de malice dans sa voix "Mais attention, c'est une question pour une question."

"L'idée me plaît, je suis partante ! Je commence !

Comment avez-vous connu le Dr Janier ?"

"Alex est l'un de mes meilleurs amis. Nous avons passé toute notre scolarité ensemble. Au lycée, nous avons intégré tous les deux l'équipe prestigieuse "des chevaliers". Puis après avoir obtenu nos bac, il est parti sur Nantes. Et je l'ai suivi."

"Wahou, de vrais copains d'enfance c'est beau ça !"

Il joue avec son verre, passe son doigts sur le contours, comme s'il était perdu dans ses souvenirs. Il arrête son geste, et relève la tête vers moi.

Son regard puissant me rend à chaque fois fébrile. J'ai l'impression qu'il peut déceler toutes mes pensées en plongeant seulement ses yeux dans les miens. Des frissons remontent le long de mon dos face à cette observation.

"A mon tour, parlez moi de votre métier, de vos voyages"

"J'adore mon métier. En tant que cameraman, je suis amenée à suivre tous les tournages. Je suis spécialisée dans les reportages dans les pays étrangers. Quand j'ai commencé, je n'avais pas d'enfant, c'est donc tout naturellement que mon boss m'a proposé de partir dans des pays différents, pour des périodes plus ou moins longues. Cela ne me gênait pas. Car j'adore voyager, me sentir libre. J'aime être insouciante et ne pas penser au lendemain. Enfin j'aimais ... D'ailleurs j'avais à l'époque un tout petit appartement sur Paris, que je louais une fortune, pourtant je n'y étais jamais. C'était plus un garde meuble, un lieu de passage, plutôt que mon domicile".

En y repensant, je souris de ce passé, qui me semble si lointain.

ONCE AGAINOù les histoires vivent. Découvrez maintenant