Chapitre 6 : Fabricant (1/4)

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— Je ne t'ai connu que pour te perdre, mon amour.

Si on lui avait dit un jour qu'une phrase pouvait vous détruire à ce point. Car détruire est bien le mot. Voilà une semaine qu'il était dans le noir absolu. Avachi. Abattu. Il ne savait même pas s'il avait mangé, s'il avait dormi. Sa barbe avait poussé, désagréable, rêche. Enfin, c'est ce qu'il supposait, car cela faisait une semaine qu'il ne s'était pas regardé dans un miroir.

Et il ne pourrait sans doute plus jamais le faire durant le temps qu'il lui restait à vivre.

C'était cette idée qui le hantait. Continuer à vivre. Avec cette douleur qui lui lacérait la poitrine. Tellement, tellement de douleur, à tel point que ça en devient physique. C'était d'ailleurs très drôle : il avait toujours pensé que dans une telle situation, il crierait, il hurlerait, il se débattrait. Mais non. Même avec le corps déchiqueté de sa bien-aimée dans les bras, il n'avait pas dit un mot, pas laissé couler une larme. Il l'avait juste serrée fort contre lui, il lui avait caressé les cheveux comme il faisait le matin au réveil, il l'avait bercée. Tandis que le sang coulait sur ses vêtements, que ce corps en lambeaux lui glissait entre les doigts, que ses brûlures le brûlaient à son tour. Il voulait juste qu'elle soit bien, en espérant qu'elle revienne alors. Comment s'en aller quand on a deux bras aimants qui vous entourent ?

Mais elle n'avait pas ces deux bras aimants autour d'elle lors de sa mort. Elle n'avait senti que des dizaines de bras haineux, des dizaines de coupures, de lacérations, de brûlures, de coups, de tiraillements, d'arrachements, de broiements... Les Protecteurs n'avaient pas encore établi l'identité de la défunte quand il était arrivé. Mais il avait su. Car sa Chaleur était encore là, retenant désespérément ce qu'il restait de son âme à la vie, sans aucun espoir de réussite. Ce corps ne pouvait être que celui de son Apprentie.

Le cadavre de son Apprentie qu'il aimait, et qu'il avait conduite à la mort.

Il avait eu des béguins, jusque-là. Bien entendu. Il avait cru aimer. Mais il n'avait jamais rien connu de comparable, en la rencontrant elle. Il la revoyait encore, enfant, sale, noire de vermines, jouant dans une cour dans les Quartiers Nord en train de se vider de la Pluie. Il venait juste de sortir, après une transaction assez fructueuse. Il allait rentrer à la Fabrique quand il avait entendu un couvercle de métal tinter. Il l'avait prise pour une Prophète d'abord. Logique. Comment pourrait-elle être trempée et non Marquée autrement ? Puis il avait vu ses orbites lacérées, béantes, mal cicatrisées. Puis il avait senti. La Chaleur. Brute, sauvage, car non travaillée, mais à un taux rarement atteint. Comme la fillette avait peur, sa Chaleur était folle, il pouvait à peine rester aussi près d'elle, sa Chaleur aussitôt se mettait à réagir aussi.

Alors il l'avait emmenée, en la prenant doucement par la main.

Le reste n'avait pas été évident. Lui était trop jeune pour devenir Mentor, elle trop effrayée pour devenir Apprentie, il fallait la loger, s'occuper de cette enfant qui avait toujours vécue dans le Ghetto, et bien d'autres complications. Il se souvenait de discussions interminables avec les Aînés, car les Auditeurs voulaient s'en mêler aussi, comme toujours, et donc les Aînés voulaient abandonner, et lui quittait constamment la salle en ayant lancé deux ou trois noms d'oiseaux ainsi qu'un ou deux objets qui lui trainaient sous la main. Il se souvenait de ses petites amies qui refusaient de venir chez lui, là où il avait installé sa jeune Apprentie, parce qu'elles trouvaient cela étrange et malsain que cette gamine reste là, et lui haussait les épaules en répliquant qu'il s'occuperait de la petite coûte que coûte, quitte à passer une nuit moins agréable que prévu. Il fallait dire aussi que la petite avait des cauchemars terribles, à l'époque. Pourquoi à l'époque ; ses cauchemars ne s'étaient jamais vraiment arrêtés, elle avait juste appris à mieux les dissimuler. Elle hurlait, au beau milieu de la nuit, elle rejetait toutes ses couvertures, et restait prostrée au sol, animal craintif qui ne voyait plus rien, n'entendait plus rien, ne répondait à rien. Grâce à la Chaleur, il arrivait à l'apaiser, et à la ramener dans son lit. Il lui proposait de fabriquer des Orbes pour s'endormir, car il savait que l'état de transe lors de la fabrication l'aidait beaucoup à se calmer.

Il ne savait pas trop pourquoi, mais il se sentait une certaine responsabilité envers elle. Comme s'il pouvait la sauver. Comme s'il devait la sauver, en effaçant ses horribles lacérations sur ses yeux. Il se demandait souvent de quelle couleur étaient ses pupilles, quelles expressions cela aurait données à son visage. Mais rien n'effaçait cette espèce de honte qui naissait en lui devant l'atrocité de sa blessure.

Puis tout s'était accéléré. Elle était devenue officiellement son Apprentie, elle logeait dans le dortoir commun des jeunes, il essayait de faire sa vie avec des femmes, sans grand succès. Elle avait grandi, plus qu'une jeune fille normale, mais elle peinait à grossir. Et elle était devenue une Fabricante. Il lui avait acheté un cadeau pour l'occasion, mais il n'avait pas réussi à lui offrir avec le sourire. Car cela signifiait qu'ils se verraient moins, voire quasiment plus. On se moquait de lui en le traitant de père un peu trop protecteur, mais c'était plus profond que cela. C'était comme si sa Chaleur réclamait la présence de son Apprentie. Tout le temps. C'était devenu si lancinant qu'il avait fini par céder. Un soir, il l'avait embrassée. Et quelle ne fut pas sa surprise et son euphorie quand elle l'avait embrassé à son tour, puis entraîné sur son lit. La vigueur de son Apprentie lui avait fait prendre un coup de vieux, mais sous l'effet du bonheur, il avait su être au rendez-vous. Et alors la longue discussion, celle où ils avaient échangé ce sentiment d'envie de l'autre, où ils s'étaient rendus compte qu'ils ne croiseraient jamais quelqu'un comme l'autre, où ils voulaient être ensemble, sans réfléchir à si c'était une bonne ou une mauvaise chose.

Un amour au-delà de toute morale. Le genre d'amour qui mène à la mort et à la destruction.

Il n'avait plus réfléchi dès lors : il lui avait acheté une maison superbe, près de la Fabrique, il était sans cesse aux petits soins avec elle, non plus comme un père, mais comme un amant. Et comme un amant, il était demeuré aveugle à sa souffrance. Il n'avait rien soupçonné des rumeurs, des mauvaises langues, des jaloux. Toutes ces pourritures qui sont restés gênés devant lui et le cadavre. Qui ne réalisaient pas ce qu'ils avaient fait. Il avait voulu les tuer. Là, devant elle, si ça pouvait l'apaiser et la faire revenir.

Mais il était tout aussi responsable qu'eux.

Comment avait-il pu croire à ses mensonges aussi longtemps ? Une tuile cassée ? L'orage, sans doute. Sa fatigue ? Le travail. Ses tremblements ? Le froid. Les Orbes trop utilisés chez elle ? La soif la nuit.

Alors que tout n'était que peur.

Il avait été détruit une deuxième fois devant ce qu'il ignorait. Comment ?! C'était la seule question qu'il se posait, et à laquelle il ne trouvait aucune réponse.

Alors il avait voulu mourir. Mais non. Elle lui avait enlevé cette échappatoire. « Mais toi, tu dois vivre, mon amour. Tu m'as donné une vie dont je n'aurai jamais dû profiter, alors je refuse qu'en retour, je te prenne la tienne. Vis, en sachant ce que tu m'as apporté. Je t'aime. »

Ses derniers mots. Elle avait encore pensé à lui. Alors qu'elle allait mourir. Elle avait toujours eu raison. Elle était beaucoup plus mature que lui. Comme si la souffrance lui avait apporté de la sagesse.

Il se passa la main sur sa barbe. C'en était assez. Puisqu'il fallait vivre, autant vivre rasé, c'est quand même plus agréable. Que dirait-elle devant ce spectacle désastreux ? Qu'il était un vieil ours malade renfermé dans sa tanière.

Et qu'il était temps d'aller chercher un peu de miel.

En un rien de temps, il retrouva la force de saisir un rasoir, et de mettre un terme au règne chaotique de sa barbe. Il alla chercher de quoi s'attacher les cheveux, et repoussa en arrière les mèches qui lui avaient trop longtemps obscurci la vue. Il attrapa son manteau et claqua la porte.

Direction la Fabrique.

Rain : Faites ce que vous voulez, le ciel a déjà pleuréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant