Jamais il n'aurait pensé avoir la force de revenir. Tous ces lieux où elle avait été... Tous ces recoins sentaient sa présence, son odeur, sa Chaleur. Partout, à chaque angle de couloir, il avait l'impression qu'elle allait surgir. Ou plutôt qu'elle était là. Qu'elle était restée là et qu'elle l'observait, une expression impénétrable et intransigeante sur son visage meurtri.
À lui de ne pas la décevoir.
Il s'efforçait de ne pas les regarder. Tous ceux qui le dévisageaient. Tous ceux qui se sentaient responsables de la mort de son Apprentie. Il avait déjà envoyé son poing dans la figure de l'un d'entre eux qui avait osé tenter de s'excuser. Le message était passé. Tous se tenaient à l'écart, les yeux baissés, le fuyant du regard. Et c'était très bien ainsi. Cette gêne, ce silence malsain entre eux : c'était exactement la distance dont il avait besoin pour son deuil...
— Alors, une transaction en cours ?
Il arrivait à s'adresser à son Opérateur à peu près naturellement. Car ce dernier n'avait jamais rencontré son Apprentie. Quand il le voyait, là, devant son éternel carnet à noter les commandes pour les possibles transactions, s'arrachant les yeux devant les registres raturés du stock de la Fabrique, la gaine à aiguilles à portée de bras en cas de communication urgente via le lien du Sang, dans la même position qu'il y a vingt ans, il arrivait presque à se convaincre que tout ceci ne s'était jamais passé.
Sauf qu'au lieu de lui râler dessus, l'Opérateur soupira et le regarda droit dans les yeux, sa cigarette pendant tristement au coin de ses lèvres.
— C'est vraiment ce que tu veux ?
Il avait marmonné, son misérable mégot oscillant à peine.
— J'ai besoin de faire quelque chose.
Nouveau soupir. Il se retourna vers le carnet.
— C'est toi qui vois.
Il feuilleta les notes de commande avec cette perpétuelle lassitude dans son poignet.
— Bon, on a quoi... Ah, y a un nouveau client dans les Quartiers Nord, un Orbe moyen, transaction pas palpitante, mais faut fidéliser le client quoi, qu'il ait pas envie d'aller voir chez une autre Fabrique...
— Parfait, je prends. Donne-moi toutes les infos, et je file.
Il voulait partir le plus vite possible. Il était venu à la Fabrique, certes, mais il n'avait pas l'intention d'y rester plus longtemps que nécessaire.
Ni l'intention. Et encore moins la force.
Alors il s'élança vers les Quartiers Nord. Plutôt ironique, que sa première mission depuis la mort de son Apprentie se déroule précisément là où il l'avait rencontrée. Car oui, il reconnaissait l'adresse sur le bout de papier chiffonné que lui avait tendu l'Opérateur. C'était bien dans la ruelle de leur rencontre que devait avoir lieu la transaction. A nouveau, elle était là, veillant sur lui.
Ou attendant qu'il soit puni.
C'est une idée qui le faisait souvent frémir. Se dire qu'elle lui en voulait. Parce qu'elle devait lui en vouloir, c'était certain. Même si son dernier message n'était qu'amour et pardon, son cœur devait forcément connaître la souffrance, et comment se pouvait-il que des gouttes écarlates d'un cœur qui saigne ne naisse pas un fantôme vengeur ?
Non, elle n'était pas comme ça. Elle était impulsive, oui, bien sûr, le sang toujours ébouillanté, un véritable animal sauvage sur le qui-vive. Mais jamais elle n'opterait pour la vengeance. Du moins il essayait de s'en convaincre...
Il arriva enfin au lieu indiqué. Un homme se tenait là, seul. Il attendait visiblement quelqu'un. Ce devait être le client. Bizarre. Pourquoi était-il sorti du bâtiment ? Était-il donc si pressé d'accomplir la transaction ? En tout cas, l'homme sembla soulagé de le voir.
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Rain : Faites ce que vous voulez, le ciel a déjà pleuré
Science FictionDans un monde où regarder la Pluie tomber suffit à changer les humains en monstres, dix personnes se croisent et s'interpellent alors qu'ils cherchent un sens à leur vie. Certains embrassent pleinement la Pluie et la sauvagerie qu'elle apporte. D'au...