Depuis, elle ne dormait plus. Mangeait à peine. Cauchemardait sans cesse, éveillée ou assoupie. Mais elle venait toujours aux réunions. Toujours en avance. C'était sans doute cette routine insensée qui lui permettait de tenir le coup. Sans elle, elle ne saurait pas comment se comporter : devrait-elle faire comme s'il était toujours là ? Ou comme s'il n'avait jamais existé ? En tout cas, elle ne pouvait pas affronter la vérité, elle n'y arrivait tout simplement pas, car elle se heurtait avec désespoir à cette question : qu'aurait-elle dû faire ? Et elle s'empalait l'esprit sur cette réponse : elle n'en savait rien. Aujourd'hui comme hier, elle était incapable de le sauver.
— La séance va commencer.
Elle leva la tête pour voir son chef de groupe qui l'observait avec insistance.
— Oui, pardon, j'arrive tout de suite.
— C'est la troisième fois que je vous appelle. Tous les autres sont déjà en place.
Elle regarda autour d'elle : en effet, la salle de méditation avait été désertée sans même qu'elle ne s'en rende compte.
— Pardon, j'étais trop concentrée. J'arrive tout de suite...
— Écoutez, je commence à trouver cela anormal d'entendre les mots « pardon » et « j'arrive tout de suite » aussi souvent dans votre bouche. Je doute fortement de votre concentration, ou du moins de son lien avec votre travail ici. Il serait peut-être temps que vous preniez vos responsabilités : si vous n'êtes plus en mesure de venir aux réunions, alors ne venez plus.
— J'en suis tout à fait capable. Ceci ne se reproduira plus, je vous le promets.
— J'espère pour vous.
Elle lui emboîta prestement le pas, mais intérieurement, elle était pétrifiée. Non, non, non, il ne pouvait pas lui enlever sa routine. Il ne devait pas. Qu'est-ce qui l'empêcherait de s'effondrer, alors ?
Elle pénétra dans la salle de réunion. La vision de ce lieu si familier aurait dû l'apaiser : la rondeur de cette pièce circulaire, les sièges confortables à l'horizontale, les doux reflets de la trappe métallique au plafond, ses compagnons de groupe déjà en état de relaxation profonde. Mais la seule idée qu'on puisse lui retirer tout cela suffisait à hérisser chacun de ses muscles qu'elle tentait de détendre. Et comme si cela ne suffisait pas, en plus de cette panique effroyable dans le lieu-même qui constituait son dernier refuge, il ne fallait pas que son chef de groupe s'aperçoive de sa tension. Elle prit place le plus rapidement possible dans son siège et ferma les yeux. Sa respiration se calma d'elle-même au contact du cuir matelassé, mais son esprit s'agitait de plus en plus.
Le chef de groupe l'avait clairement plus stressée qu'autre chose, mais pourquoi avait-il fait une chose pareille... Peut-être l'avait-il fait exprès. Non, impossible, pourquoi... Pour se débarrasser d'elle. Parce qu'il ne la croyait plus capable d'être efficace. Peut-être même qu'elle n'avait jamais été efficace. Peut-être qu'elle avait cru être utile pendant tout ce temps, mais qu'elle n'était qu'un poids pour l'équipe...
— Préparation pour l'ouverture de la trappe. En attente pour la confirmation.
Non, impossible. Elle était utile. Elle savait le faire, ça.
— Confirmation accordée.
Elle allait s'en sortir.
— Ouverture de la trappe enclenchée.
Ce n'était qu'un léger contretemps.
La Pluie se mit à tomber dans la pièce.
Elle les sentit aussitôt : les milliers de présences dans cette ville, et même les milliers d'autres ailleurs, mais plus diffuses, comme une sorte d'arrière-fond. C'était enivrant de se sentir lié à autant de personnes en même temps. En se concentrant un peu, elle pouvait connaître leurs pensées, sentir leurs gestes, saisir leur être. Toutes ces sensations s'unissaient, malgré leurs différences, elles s'affrontaient, se regroupaient, s'écroulaient puis renaissaient, et de ce tourbillon incessant émanait un véritable chant qui résonnait en elle et en tous ses compagnons de groupe. De loin, c'étaient des sons divers et variés, des mélodies uniques et envoûtantes, des tintements, des grincements, des tapements, des vrombissements, des notes frêles et aussitôt évanouies que l'on entend sans même que la conscience en soit avertie. Tous, tous, elle était eux et ils étaient elle...
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Rain : Faites ce que vous voulez, le ciel a déjà pleuré
Science FictionDans un monde où regarder la Pluie tomber suffit à changer les humains en monstres, dix personnes se croisent et s'interpellent alors qu'ils cherchent un sens à leur vie. Certains embrassent pleinement la Pluie et la sauvagerie qu'elle apporte. D'au...