— Tu... Tu n'es pas rentré ?
— Bah non, je vais te raccompagner quand même.
Elle était restée sans voix.
— Bon, bah, si tu as toutes tes affaires, on va y aller, non ?
— Merci... merci beaucoup.
Ces remerciements venaient du fond du cœur. Il n'était pas obligé de faire ça. Il aurait pu partir. Rien ne l'en empêchait. C'était même plutôt l'inverse à vrai dire, tout en ce lieu aurait dû le pousser à partir. Mais il avait choisi de rester. Pour elle. Il avait sacrifié ce temps de sa vie pour elle.
Elle avait senti les larmes couler malgré elle.
— Eh, c'était si nul que ça, le second acte ? Ah non, dis-moi que t'as aimé, dis-moi qu'il y en a au moins un sur deux qui a passé un bon moment...
— Non je... je ne regrette absolument pas... d'être venue...
— Bon, bah c'est cool alors.
— C'était vraiment... un très bon moment...
— On dirait pas, vu ta tête...
— C'est pas ça, c'est que... Je suis tellement heureuse... d'avoir été avec toi ce soir... et de pouvoir rentrer avec toi...
— Mais c'est rien ça, t'occupes.
— Non, ce n'est pas rien !
Elle avait élevé la voix sans le vouloir.
— Je veux dire... Pour moi, ce ne sera jamais rien, d'être avec toi...
Avait-elle fait ou dit ce qu'il fallait ? Au moins avait-elle pu faire éclater le cri à l'unisson de l'étudiante et de l'amante : elle voulait tellement qu'il comprenne à quel point il était important pour elle, à quel point il l'avait faite renaître. Elle n'était pas certaine que ses sentiments lui étaient parvenus. Mais ce soir-là, ils firent l'amour d'une façon plus tendre que d'habitude ; ce soir-là, en sortant du spectacle, quand elle lui avait parlé... pour la première fois, il l'avait vraiment regardée.
Leur relation avait alors commencé à évoluer, aussi doucement qu'un nuage qui change de forme sous la lente poussée du vent : ils passaient beaucoup plus de temps ensemble. L'attraction irrésistible des corps qui devenait une douce pulsion de frôlement, cette distance rien qu'à eux qu'ils trouvaient naturellement ; ni trop près, ni trop loin. Et ce, même en dehors de son appartement. Même en cours. Même sous le regard des autres.
Même face à la méchanceté des autres. Comment aurait-elle pu oublier les paroles de cette fille superbe qui s'était assise à côté d'elle en cours de gestion des risques ?
— J'espère quand même que t'as conscience qu'il joue avec toi. Non ? Alors il faut vite ouvrir les yeux, ma grande. Je suis restée avec lui pendant trois mois. Et puis du jour au lendemain, plus rien. Il est comme ça, il s'amuse, c'est tout ce qui compte pour lui. Et il faut croire que ton cas est sacrément amusant... Faut dire, vu comment vous vous êtes mis ensemble, c'est vrai que c'est à en mourir de rire, quand même... Comment ça, tout le monde sait sauf toi ? Mais voyons ma grande, il faut se tenir informée, tout de même : tout le monde sait qu'il t'a draguée lors d'une soirée parce que c'était un pari lancé par un de ces potes. Pourquoi croies-tu qu'il se serait intéressé à toi, sinon ? Qui sait, peut-être que ça fait aussi partie du pari de rester avec toi...
Était-ce la vérité ? Sans doute : il était vrai que leur rencontre n'avait pas été naturelle, et elle s'était toujours demandé comment le sort avait pu être autant en sa faveur ; elle avait désormais la réponse. Est-ce que ça l'avait blessée ? Pas réellement : elle était juste tellement heureuse d'être avec lui, et elle voulait simplement que cela continue. Alors, elle avait prévu de faire comme si elle ne savait rien : ils avaient été si heureux avant, ils pouvaient encore l'être...
— Hé !
Elle s'était retrouvée devant lui sans comprendre comment.
— Je te cherche partout depuis une heure, mais qu'est-ce que tu faisais, bon sang ?!
Ah, c'était plutôt lui qui s'était retrouvé devant elle alors. Elle avait regardé sa montre : son cours d'histoire des Auditeurs avait commencé depuis trente bonnes minutes.
— C'est pas vrai ! Je n'ai pas vu le temps passer, je... j'étais perdue dans mes pensées...
— Écoute... je sais ce qui s'est passé...
Elle n'avait pas envie de discuter de ça. Pourquoi en discuter d'ailleurs ? Il n'y avait rien à ajouter. Leur relation était bizarre, elle en avait conscience, et elle voulait par-dessus tout que cela ne le dérange pas. Elle avait essayé de mentir.
— Qu'est-ce que tu...
Mais elle avait aussitôt senti que ça ne marcherait pas.
— Oh, oui, c'est vrai, il y a une fille qui est venue me parler, mais...
— Tu sais, cette histoire de pari... Eh bien...
Elle n'aimait pas le voir aussi gêné. Il fallait qu'elle l'interrompe. Elle ne voulait pas entendre ce qu'il allait lui dire.
— Je suis désolée, je n'aurai jamais dû m'asseoir à côté d'elle, j'aurai dû me douter qu'il y avait quelque chose de louche... C'est vrai, d'habitude elle ne vient jamais en cours, c'était bizarre... Mais, je m'en fiche, tu sais ! Vraiment, ce n'est rien. Tout est comme avant pour moi, et si j'ai l'air bizarre, alors désolée...
— Mais arrête de t'excuser !
Ça y est. Elle avait réussi à l'énerver. Du moins, c'est ce qu'elle croyait. Quand elle avait levé les yeux, au lieu de se heurter à un regard furibond, elle s'était noyée dans son air attristé.
— Tu devrais avoir la rage, là...
Elle n'arrivait à rien. La duperie, ça n'avait clairement jamais été sa tasse de thé. Elle avait alors décidé d'être honnête avec lui.
— Non, pas du tout ! Enfin, un peu. Parce qu'elle était quand même très jolie, cette ancienne petite amie à toi. Mais ce n'est rien. Rien du tout. On va rester ensemble, hein ?
Elle avait presque quémandé la dernière phrase, avec une voix si faible et si aiguë qu'elle doutait qu'il l'ait entendue. Elle n'osait plus le regarder, comme une petite fille qui attend sagement sa punition ou son pardon.
— T'es vraiment bizarre comme fille...
Elle avait senti ses doigts lentement relever sa tête jusqu'à hauteur d'un baiser.
— J'ai vraiment pas envie d'être avec une autre nana.
De la part de toute autre personne, cela aurait pu passer pour une phrase banale et insipide, presque vulgaire. Mais pour lui, pour elle, pour eux, à ce moment-là, ce fut presque un « je t'aime ».
Les mois suivants furent de loin les plus heureux de sa vie : elle obtint son certificat d'Auditorat, fut insérée dans une équipe locale et emménagea secrètement avec l'homme qu'elle aimait le plus au monde. Ce bonheur, elle ne trouvait toujours pas les mots pour le décrire. Ces quelques mois avaient passé si vite... Puis lentement, inéluctablement, tout commença peu à peu à se dégrader. Elle n'aurait jamais pensé que ça arriverait aussi vite. Bien sûr qu'elle s'attendait à un revers de fortune de la part du sort : tout de même, c'en devenait indécent d'être aussi chanceuse. Alors au début, elle ne s'était pas trop alarmée quand il avait arrêté de lui parler de son travail à lui. Il était aussi membre d'une unité locale, mais elle sentait que cela ne lui plaisait pas vraiment. Pour être tout à fait honnête, elle était même persuadée qu'il ne pourrait jamais être totalement heureux en tant qu'Auditeur ; cela ne lui ressemblait tellement pas... Elle n'avait jamais réussi à lui faire avouer comment il en était venu à l'Auditorat. Elle avait simplement laissé le temps faire son ouvrage, et elle avait oublié. Elle faisait donc la même chose avec sa mauvaise humeur quand il rentrait : elle laissait filer. Ses tentatives pour l'égayer marchaient de moins en moins. Avec le temps, même le sexe n'arrivait plus à le distraire de ses pensées. Là encore, elle ne s'était pas inquiétée : ils avaient été fortement attirés l'un par l'autre pendant longtemps, c'était normal de devoir prendre un peu ses distances désormais, chacun avait besoin de se retrouver un peu, de ne plus se sentir happé par une relation trop fusionnelle... Elle devenait douée pour se trouver des excuses toujours plus justifiées. Alors elle lui avait laissé plus de distance. Elle avait respecté son silence. Elle n'avait jamais eu peur.
Jusqu'au jour où elle avait découvert qu'il était un Fighter.
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Rain : Faites ce que vous voulez, le ciel a déjà pleuré
Science FictionDans un monde où regarder la Pluie tomber suffit à changer les humains en monstres, dix personnes se croisent et s'interpellent alors qu'ils cherchent un sens à leur vie. Certains embrassent pleinement la Pluie et la sauvagerie qu'elle apporte. D'au...