Chapitre 16 : Jade

29 2 1
                                    

Je ne comprends rien aux jeux qu'on me propose : en fait, ce n'est pas du tout mon truc. Au fameux jeu des loups-garous – oui, très drôle, Jeremy, de l'avoir amené pour la blague –, je m'endors presque. Aux Colons de Catane, je ne capte rien. Au Dixit, je me plante tout le temps. Bref, ce n'est pas pour moi. Nolan ne rate pas une seule de mes grimaces et se fout de ma gueule, sans toutefois révéler mon ignorance à nos camarades. Le voir sourire en coin, ou se retenir de rire, me donne envie de l'étrangler. Si je réussissais une métamorphose partielle, je pourrais même lui donner un coup de griffes pour qu'il sente la brûlure de ma rage.

La soirée s'éternise et au bout de deux heures, je n'en peux plus, je lâche les armes et décide de rentrer.

— Je vais te raccompagner ! s'exclame Nolan en se relevant.

Je le dévisage, comme tout le reste de notre groupe. Jeremy garde même la bouche entrouverte pendant plusieurs secondes, ne comprenant pas la manœuvre de son alpha.

— Je préfère m'assurer de ton retour, saine et sauve.

— Saine et sauve ? l'interpelé-je.

J'ai presque envie d'éclater de rire devant cette drôle d'idée.

— Il est presque minuit. On ne sait jamais.

Il me lance un clin d'œil. Je secoue la tête. Que me veut-il ? Comme si je n'étais pas déjà rentrée seule après la soirée étudiante. Comme je ne réussis pas à le dissuader de cette valeureuse action, je soupire en acquiesçant. Avec lui, il vaut mieux le laisser faire à sa guise.

— Je reviens, rassure-t-il sa meute d'un geste de la main, alors qu'il me suit pendant que je me dirige vers la sortie.

Je ne manque pas de percevoir l'animosité de Lena, celle qui voudrait être plus qu'une simple camarade pour Nolan. Elle se trouve en compagnie d'Olivier et d'autres partenaires qui ne semblent pas vraiment s'amuser, tout comme moi. Est-ce à cause des jeux ? Ou de cette fille qui a l'air de ne pas aimer beaucoup de gens ?

Dès que je hume l'air frais de cette nuit humide, je la chasse de mon esprit. Je sens les effluves de mousses et d'herbes mouillées. Quelques hiboux hululent. La lune n'est pas encore haute dans le ciel, mais elle est presque pleine.

— Toi aussi, tu le ressens, cet appel ? murmure Nolan à mon oreille.

Je me tourne vers lui. La lueur des lampadaires me permet de remarquer son regard brillant alors qu'il m'observe à son tour. Je reste captivé, le souffle coupé. Son visage s'est presque transformé, j'y vois quelque chose de plus brut, plus sauvage. Oui... c'est ce que je ressens moi aussi.

— Tu veux aller courir un peu ? me propose-t-il.

— Non ! crié-je presque en paniquant.

Il me dévisage, surpris.

— Demain, j'ai cours dès 8 heures, il est temps d'aller me coucher, me précipité-je de dire.

Je n'ai pas tenté de me métamorphoser ici. Par peur. Par déception. Par manque de courage. Aussi parce que je veux que personne ne soit au courant de mes difficultés...

Nolan incline la tête, toujours sans comprendre. Ses pupilles noires ont grossi et je perçois cet effluve d'animalité.

— Dommage, finit-il par soupirer. Et tu as raison. Il vaut mieux te coucher. Moi, je vais devoir encore jouer un peu, histoire de montrer l'exemple, mais je ne ferai pas long feu non plus.

Nous avançons en direction de mon bâtiment sans rencontrer qui que ce soit. Seul le vent souffle à travers les branches des arbres qui parsèment le chemin. Des oiseaux nocturnes continuent leur chant ou leur chasse. Une tension, pourtant, m'étreint à mesure de mes pas. La lune me rend folle. Elle exige de me métamorphoser, de la suivre, de l'honorer. Qu'en sera-t-il dans deux jours quand elle sera pleine ? Je sais ce qui va se passer.

Comme toutes les fois depuis l'agression, je vais devoir m'enfermer dans la chambre, au risque de devenir incontrôlable. La dernière fois, j'ai réussi à me griffer le visage et me tirer une large mèche de cheveux. La fois d'avant, je me suis tellement mordu la lèvre inférieure qu'elle saignait abondamment. Mais impossible de me de transformer, de trouver ce refuge. Mon corps ne m'a pas laissé de répit. Et si mes camarades de dortoir se rendaient compte de mon état ? Impossible, ils seront tous de sortie. L'appel de la lune sera bien trop fort. Découvrir ce nouveau terrain de jeux qu'est la forêt de Fontainebleau les allèchera. Moi-même, je les envie déjà !

— Vendredi soir, comme c'est la pleine lune, m'indique Nolan, nous allons nous retrouver en pleine forêt et courir tous ensemble, garous confondus. Ça te dit de te joindre à nous ?

Je note de l'espoir dans sa voix. Malheureusement, je vais devoir décliner.

— Je n'aime pas courir en meute, mens-je.

La meute, elle fait partie de notre ADN.

— Ah bon ?

— Oui.

Comme je ne m'étends pas, il se tait, mais je sens son regard perçant sur mon visage. Ça commence à m'agacer, mais une pointe de malaise vient s'ajouter. La chaleur me monte aux joues, mon cœur palpite. Mais pas d'excitation. Seulement de frustration face à mon impuissance.

Quand nous arrivons à mon dortoir, je m'apprête à le saluer, mais il m'arrête d'une main sur mon bras. Il me relâche aussitôt.

— Est-ce que tout va bien, Jade ?

Mes yeux s'écarquillent. Pourquoi me pose-t-il soudain cette question ?

— Euh... oui... bien sûr.

Ses sourcils se froncent, en réponse à ma surprise.

— C'est juste que...

Son regard se perd sur la gauche, vers la forêt. Sa main vient ébouriffer ses cheveux bouclés.

— Je ne te vois pas avec grand-monde. Le peu de fois que je te rencontre, tu es seule, tu vas en cours, tu te rends à la bibliothèque, mais jamais tu ne déjeunes avec un camarade, ou tu prends une pause sur la pelouse, ou même, tu vas courir avec les autres.

— Pourquoi est-ce important pour toi ?

Je ne voulais pas paraître dure dans mon ton, mais ma réplique semble le cingler, il se redresse.

— Je m'inq... C'est mon rôle de mentor, se reprend-il.

Oui, de toute façon, je ne suis que ça pour lui. Il veut que je file droit, tout comme ses autres loups-garous qu'il mène à la baguette.

— Forcément que c'est important pour toi, ricané-je. Merci de ta sollicitude, mais je vais bien. Tu pourras te rassurer, ou rassurer le professeur Magenta, ton supérieur pour le programme, ou ton père. Je vais bien !

De nouveau, il donne l'impression que je l'ai giflé. De quoi se mêle-t-il de toute manière ? Je ne veux pas me lier d'amitié avec qui que ce soit. Je dois avancer : faire plaisir à mon père, trouver un moyen de régler mon problème, finir avec un diplôme de linguiste.

— Bonne nuit ! indiqué-je en tournant les talons.

Cette fois, Nolan ne me retient pas. Je crois que je l'ai encore vexé.

Lune ArdenteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant