41 - Aspen

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La colère dans sa poitrine est dévorante. Son cœur bat dans ses oreilles, son cou, son ventre. Depuis qu'il a vu Luka apparaître entre les deux cabanes de plage, des tremblements secouent ses doigts. Il n'a jamais rien ressenti de tel. Voilà une heure qu'il marche le long de la plage, sa planche sous le bras — faute de pouvoir se jeter dans les vagues, trop hautes. Il ravale sa frustration : le voilà condamné à faire les cent pas sur le sable. La météo est à l'image de son esprit : des nuages noirs, un air lourd, le tonnerre qui gronde et un océan déchainé.

Il était parti en espérant réussir à se calmer ; la fureur l'empêchait de penser clairement. Quand l'envie de détruire le visage de Luka et son sourire d'un crochet du droit l'avait secoué tout entier, il a compris qu'il devait s'éloigner le plus loin possible. Pour réfléchir, mettre de l'ordre dans sa tête — parce que tout se mélange.

Les images des récents évènements lui reviennent, comme un disque rayé.

Il y a encore une heure, il faisait la queue pour acheter à boire, en débriefant gaiement avec Fallen et Kaia de la performance de Gabriel. Il souriait tellement qu'il en avait mal aux joues — puis tout a basculé, si vite. Il a entendu des cris, suggérant un mouvement de foule. Il avait relevé la tête, effrayé ; immédiatement, il a pensé à Cora, Noah et Éléonore, qu'ils avaient laissés devant la scène. Il avait quitté le comptoir, et marché vite en direction du vacarme. De loin, en dehors de la masse, il n'avait pas vu grand-chose. Simplement des gens qui se pressent, des flashs — jusque là, rien ne l'avait interpellé outre mesure — dans cette génération, tout est constamment pris en photo. Il a réfréné son agacement, et s'est enfoncé davantage dans la foule pour retrouver sa petite-amie. Et d'un seul coup, le nom de celle-ci est apparu sur toutes les lèvres :

« Éléonore ! C'est Éléonore ! Éléonore Letellier !

Mais si, c'est elle ! Incroyable, qu'est-ce qu'elle fait ici ? »

Sur le coup, il était trop inquiet à l'idée qu'il lui soit arrivé quelque chose pour s'attarder sur ces commentaires surprenants. Sa priorité est devenue celle de s'assurer qu'elle allait bien, qu'il ne lui était rien arrivé. Puis, comme convoquée par son esprit, il l'a vue émerger de la foule, un bras autour du cou de Noah, l'autre autour de celui de Cora ; et ses deux amis la traînaient à la hâte hors de la masse, en faisant barrière de leurs corps. Les larmes dévalaient déjà ses joues, et ses yeux verts fixaient le vide. Son visage était figé par la peur et le choc. Cette vue lui a fait l'effet d'une gifle, et il lui a fallu quelques secondes pour se lancer à leur suite — suffisamment pour les perdre de vue. Ce sont les échanges paniqués de Noah et Cora qui l'ont guidé. Puis celle-ci est apparue dans l'allée de cabanes, et n'a pas eu à prononcer un mot. Il l'a dépassé sans un regard ; tout ce qu'il voyait, c'était Éléonore ; avachie contre la palissade, à peine l'ombre d'elle-même. Prostrée comme si elle n'avait qu'un vœu, celui de disparaître. Le temps d'une seconde, il s'est vu, lui, quelques mois auparavant. La terreur l'a glacé : et si quelqu'un était mort ?

Il a agi machinalement, comme s'il avait été fait et programmé pour ça. Doucement, il s'est approché et a posé un genou au sol, pour annoncer sa présence. Malgré tout, elle ne semblait pas le voir. Elle était loin, et il devait la ramener. Alors il l'a serré contre lui, de toutes ses forces ; il voulait qu'elle ne soit plus capable de rien ressentir d'autre que son contact, sa chaleur. Les tremblements qu'il a ressentis quand leurs deux peaux se sont touchées l'ont effrayé plus que de raison, et il a serré plus fort encore. Les mots étaient tous prêts sur ses lèvres : « Je suis là, je te tiens. Je suis là ». Malgré le nœud qui s'était logé dans sa gorge, il a réussi à balbutier quelques mots. Après quelques secondes, il s'est repris : il devait être fort. Alors il a appliqué les conseils qu'il avait lus sur internet, ceux qu'ils avaient consultés après sa première crise. Miraculeusement, ils ont fonctionné.

Follow your fireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant