Lundi 10 mars 1941, Vorselanges.
Les mains liées aux armatures de la chaise par une corde rêche, le dos bloqué contre le dossier, je dévisage mon bourreau de la même manière que si j'avais été arrêtée injustement, c'est ce que je dois lui faire croire à tout prix. Le cliquetis de l'horloge, et les éraflures entaillant ma chair, me rappellent que cette situation est concrète, ce n'est pas un cauchemar mais bien la réalité.
Heinrich me fixe sans rien dire, il fait tourner lentement son crayon dans sa main droite en sifflotant comme si de rien n'était. L'éclat de glace au fond de ses iris me paralyse, je sais qu'il se réjouit de la situation, qu'il a déjà imaginé cette scène une multitude de fois dans son esprit dérangé.
J'ai failli ne pas le reconnaître lorsque j'ai été arrêtée, il arbore la panoplie complète de l'officier SS, maculé de noirceur des pieds à la tête, une longue veste en cuir sur le dos, un brassard rouge vif au bras, sur lequel la croix gammée semble m'hypnotiser. J'ai du mal à respirer, le contrôle de mes émotions me pompe toute mon énergie vitale et je dois puiser au plus profond de mon âme pour garder la face. Le parfum musqué du nazi m'empoisonne les sens, il est si entêtant que je ne parviens plus à faire entrer l'oxygène nécessaire dans mes poumons.
Il plisse ses yeux de fouine en me détaillant de haut en bas puis il lâche son crayon en esquissant un sourire sadique. Je ne me suis jamais sentie aussi mal à l'aise qu'en cet instant. Je n'ose rien dire, de peur que cela se retourne contre moi.
Le silence devient insupportable, et si pesant qu'il m'enfonce encore plus au fond de la chaise. Il joue avec mes nerfs, il n'attend qu'une chose c'est que je craque. Il n'a pas besoin de parole pour me pétrifier, son regard suffit amplement à instiller la terreur dans chaque fibre de mon être. La pièce se refroidit au gré des minutes, la silhouette du SS se découpe sur le mur comme une entité maléfique tout droit sortie des Enfers.
Au bout d'une poignée de minutes interminables, il finit par se lever. Le raclement de sa chaise sur le parquet me fait sursauter, mais je me ressaisis. Il ôte son képi puis recoiffe ses mèches sombres d'un geste vif de la main. Je tourne la tête et me concentre sur le tableau ornant le mur, celui d'Hitler, afin de me rappeler, à chaque seconde, la raison pour laquelle je me trouve ici et pour laquelle je ne dois surtout pas flancher.
Le son des bottes d'Heinrich frappant les lattes en bois me donne des sueurs, il s'approche de moi d'une lenteur atrocement calculée, il prend un plaisir malsain à prolonger ce moment jusqu'à ce que l'angoisse me consume de l'intérieur. À mon grand étonnement, il ne vient pas vers moi en premier. Je me risque à l'observer alors qu'il s'arrête devant la petite armoire murale d'où il sort une bouteille d'alcool.
Nonchalamment, il se sert puis referme la porte étroite. Je déglutis lorsqu'il pivote pour me faire face. Un rictus en coin ourlant ses lèvres, il s'avance vers moi en faisant tourner le liquide ambré dans son verre. Sa carrure athlétique et imposante me donne le sentiment de n'être qu'une fourmi ou autre insecte microscopique face à un fauve. Ses bottes parfaitement cirées entrent dans mon champ de vision rapproché, signe qu'il est juste devant moi, mais je n'ose pas lever les yeux vers lui.
Mon cœur va me lâcher d'un instant à l'autre, je m'étonne d'être la seule à l'entendre tant il bat à m'en déchirer la poitrine.
Et soudain, la voix calme du SS brise le silence. Ce calme faisant vibrer ses cordes vocales n'est qu'un costume, une façade destinée à me perturber et à me faire baisser ma garde.
– Alors Fräulein, j'espère que vous êtes ravie de ce tête-à-tête avec moi.
Je le confronte du regard et le sien ne me lâche pas une seconde, il perce mon âme à vif. Ma bouche sèche ne parvient pas à émettre le moindre mot. Une force invisible m'obstrue la gorge, elle m'étouffe. Respire Alice...

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À Ceux Qui Nous Ont Offensés
Historical Fiction1940, Vorselanges, Bourgogne. Alice mène une vie paisible jusqu'au jour où les Allemands envahissent son village et sa maison. Elle, qui les déteste, se rendra vite compte que de la haine à l'amour, il n'y a qu'un pas. " Méfie toi de tout le monde...