1 - Va où tu peux, meurs où tu dois

636 60 30
                                    

1764 | France, Gévaudan, baronnie d'Apcher

- La bête tue Morangiès. Elle tue et vos hommes ne font rien. Les femmes et les enfants ont déjà péri sous ses crocs et que ferons-nous lorsque les nôtres seront touchés ? Lorsque la bête s'en prendra à nos femmes ?

Les paroles de Joseph claquaient dans l'air, aussi violentes que des lames. Le duc ne releva pourtant l'attaque, laissant ses prunelles divaguer jusqu'aux tentures sublimées de gueules lupines retroussées. Le sang avait tant de fois giclé, la vie s'était tant de fois faite absente. Il passa une main dans son épaisse chevelure brune, levant ses prunelles d'azur jusqu'au marquis d'Apcher. Levant sa coupe emplie de vin à l'hypnotisante couleur rouge, il le salua avec un mépris visible. Joseph de Châteauneuf-Randon, marquis de son état, serra les poings mais ne répondit pas. Le petit protégé de l'évêque était bien trop hautain et savait parfaitement que lui seul dirigeait.

- Voyons, monsieur le marquis. Vous savez parfaitement que je ne suis pas venu pour entendre vos doléances. Ces terres sont à vous et à votre famille depuis toujours. Je ne viendrai pas chasser par ici, il en va de soi. Ma présence revêt d'autres... ambitions plus personnelles. Peut-être pourrais-je vous aider si vous accédez à mes requêtes.

Les paroles de Jean-François sonnaient de cette sournoiserie propre aux serpents. Mais le marquis n'était pas homme à vendre sa famille pour que lui parviennent enfin les cris d'agonie de la bête.

- Apolline n'est pas à vendre, lança-t-il, comme une attaque, comme une vérité en laquelle il finirait par ne plus croire.

- Même pour la quiétude de vos gens ? Vous ferez donc passer le bonheur de votre famille avant celui de votre peuple ? La paix n'a donc aucune valeur pour vous ?, demanda Jean François, les lèvres toujours tendues sur son sourire, cruelles.

Le marquis d'Apcher ouvrit de grands yeux. Voilà que ce blanc bec se permettait de le faire culpabiliser sur le bienfondé de ses actions.

- Dieu saura vous remercier, marquis, souffla le duc avant de porter à ses lèvres sa coupe de vin.

- Je ne reviendrai pas là-dessus Jean François. Apolline n'a que treize ans. C'est une enfant et je connais votre réputation. Puisque nous ne pouvons compter sur vous pour occire la bête, nous le ferons seul.

Le duc se leva, son éternel sourire gravé sur les lèvres.

- Le choix vous appartient, Monsieur le marquis. Mais n'oubliez pas ma proposition. Cette bête peut être éliminée et prier ne suffira pas. Apolline contre la paix. Vous savez où me trouver.

Il termina sa coupe et la posa sur la table qui n'attendait que de recevoir le réceptacle de ses mensonges. Le brun ouvrit la porte, libérant les liens de sa présence empoisonnée. A peine son vis à vis sorti, Joseph se laissa tomber sur un fauteuil, sentant que bientôt le choix ne lui appartiendrait plus. Que pouvait-il faire ? Comment pouvait-il tenir tête à un homme qui avait derrière lui la puissance de l'Église ?

- Papa ?, demanda une voix enfantine.

La question lui fit relever la tête et fit disparaître de son visage la peur muette qui hurlait dans son cœur. Sa famille ne devait savoir ce qu'il pensait, ce qu'il ressentait. Les meurtres se multiplieraient, il le savait.

-Tu nous écoutais Apolline ? Combien de fois t'ai-je dit de ne pas espionner derrière les portes?

La jeune fille se présenta, la tête légèrement inclinée, accrochant le regard de son père. Dans sa robe du bleu de ses yeux, avec ses anglaises qui tombaient tendrement autour de son visage de porcelaine, elle semblait si fragile et innocente. Cette enfant déchaînait les monstres. Combien de demandes en mariage promettant la mort en cas de refus Joseph avaient déjà reçues ? Combien d'hommes avaient tenté de la faire leur par la violence et les menaces ? Elle était jolie mais ce n'était pas ça qui les rendait fou. C'était cette pureté ancrée dans son âme qui attirait le mal avec la force d'un ouragan. Une poupée qu'on rêvait de posséder. Apolline baissa la tête, ses joues se teintèrent de rose. Elle n'avait pas besoin de répondre pour que la vérité se voit sur son visage.

-Tu ne le laisseras pas me prendre ? Tu ne m'offriras pas à lui ? Il me fait peur, papa. C'est un monstre. Il est cruel et dangereux. Jure-moi que tu ne le feras pas. 

Devant le silence de son père, la jeune fille ouvrit de grands yeux dans lesquels brillait la peur. 

-Tu ne ferais pas ça... 

Elle recula de quelques pas, ses prunelles s'emplissant de larmes. 

-Non tu ne peux pas. 

Les mots lui manquaient mais le silence de son père n'avait jamais été si éloquent. Il finirait par y être contraint. 

-C'est un monstre! Jamais je ne l'épouserai ! Je préfère encore mourir que lui être offerte ! Tu ne peux pas me faire ça ! Tu ne peux pas m'offrir à ce monstre ! Tu sais ce dont il est capable ! Tu sais tout ce qu'il a déjà fait ! 

Mais il ne répondit pas, baissant la tête. Apolline s'enfuit en courant. Cette pièce encore emplie de l'odeur de Jean-François lui faisait peur, offrant toute la faiblesse de son père comme une vérité dérangeante. Le duc avait cette réputation de libertin aux mœurs étranges qui lui collait à la peau. Et le corps aussi pur qu'innocent de la jeune fille ne pourrait survivre aux sévices qu'il lui promettait déjà de sa langue dardée sur ses lèvres écarlates.


Evangeline [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant