Les gondoliers 1: La chute des Safalyne

Chapitre 5 - L'enquête débute

L'inspecteur n'eut aucun trouble à s'endormir suite à sa première rencontre avec la gouverneure, même s'il sortait à peine d'une hibernation de six mois – une période au cours de laquelle tous les processus biochimiques de son organisme avaient été maintenus artificiellement dans un état comatique profond. Ce sommeil forcé s'avérait le moyen le plus sûr pour tromper l'ennui des voyageurs durant leurs longs voyages. Et surtout, le blindage des cuves d'hibernation permettait aux passagers de survivre aux intenses rayonnements cosmiques lors des sauts interstellaires, autrement mortels.

Le processus de réveil requérait l'injection de substances endocriniennes; celles-ci perturbaient l'organisme et laissaient une grande fatigue malgré le sommeil prolongé. Le repos constituait la meilleure transition vers un retour au fonctionnement naturel du corps. Trois à quatre bonnes nuits de sommeil allaient permettre à l'inspecteur de se remettre de son périple.

Dès le premier matin sur Karajou, il se sentait déjà très bien. Contrairement à ses attentes initiales, il lui semblait que son séjour allait s'avérer des plus agréables. Sa magnifique suite, avec une vue en surplomb sur la baie turquoise de Nakrat, en témoignait. En cette matinée ensoleillée, l'éclairage naturel inondait ses appartements. Les portes ouvertes vers la baie lui apportaient l'odeur et le bruit de cette mer généreuse. Il avait beaucoup voyagé à travers les colonies; même sur les plus riches d'entre elles, il n'avait jamais profité d'un traitement aussi soigné. Il y prendrait goût, se disait-il, en observant les pitons rocheux qui jaillissaient çà et là de la baie pour s'élancer vers l'azur. Il se rappelait les paroles du lieutenant Ghassner la veille, lorsqu'il avait décrit ces fantômes de roche grisâtre dans la baie. Malgré son stoïcisme habituel, l'inspecteur se laissait toucher par la beauté de cette nature sauvage.

Sa première rencontre avec la gouverneure de la colonie n'était pas étrangère à sa bonne humeur. Le mandat qu'elle lui avait exposé paraissait limpide. Il n'éprouvait aucun scrupule à incriminer une innocente dans une histoire de meurtre. Après tout, il s'agissait d'une espionne de la confédération. Elle méritait le sort qu'il allait lui réserver. Il faisait carrière dans le renseignement depuis plusieurs années et il avait souvent pris part à ce genre d'opérations. Pour lui, la raison d'État primait sur tout. Cette inclinaison le prédisposait plutôt bien pour œuvrer au sein du Service particulier de l'empereur, un organe opaque auquel on avait laissé carte blanche pour défendre les intérêts de Semarkande. L'organisation disposait d'un pouvoir accru depuis la signature de la nouvelle constitution avec les dominions confédérés. Ses agents avaient su exploiter les dissensions au sein des colonies rebelles pour éviter de justesse la chute de l'Empire. Depuis, « Le Service », comme on l'appelait dans le milieu, jouissait d'une grande influence dans la conduite des affaires impériales.

L'inspecteur aspirait à plus de pouvoir au sein de cette agence et il voyait d'un bon œil sa présence sur Karajou : une affaire aussi délicate allait lui permettre de gravir des rangs s'il savait se montrer habile dans sa résolution. Une sonnerie au timbre délicat l'extirpa de ses réflexions. Un bref regard sur le moniteur principal de sa chambre lui apprit qu'il s'agissait du lieutenant Ghassner. Sa présence l'agaça : l'individu se montrait trop bavard. La gouverneure lui avait toutefois assigné se fonctionnaire comme guide sur Karajou. Il devait donc se faire à l'idée d'un compagnon loquace. Peut-être en apprendrait-il davantage sur l'énigmatique Karajou grâce à ce diplomate, se dit-il à lui-même pour tenter de se rasséréner. Il s'empressa d'aller l'accueillir, en affichant un air plus courtois que la veille et se permettant même d'esquisser un sourire :

« Lieutenant Ghassner, ravi de vous revoir » s'exclama-t-il avec une fausse amabilité. Cet enthousiasme surprit le lieutenant.

« Je tiens d'abord à vous remercier pour votre accueil et votre hospitalité, poursuivit l'inspecteur. Je suis reçu ici comme un prince. J'ose d'ailleurs espérer que vous pardonnerez mon air quelque peu absent et renfrogné d'hier. Je ne voulais en aucun cas vous manquez de politesse. Ce sommeil de six mois, ma mission sur votre étrange planète...