Chapitre 9 - Okart

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Nidja, l'une des trois seules villes de la planète Karajou, se trouvait isolée de ses deux lointaines voisines sur le Palanthus, l'immense continent austral de la planète. Divisé en deux étendues bien inégales de part et d'autre de la cordillère d'Ahra - une étroite chaîne de montagnes aux neiges éternelles - ce continent accaparait à lui seul près de la moitié de la masse terrestre de Karajou. Au sud de l'Ahra, le climat sec et chaud rendait cette vaste région très aride : s'y étendaient les hauts plateaux de l'Agruzze et le désert du Sekhal. Au cours des décennies, les programmes de végétalisation entrepris par la colonie avaient permis de verdir certains secteurs isolés, tels que des canyons dans l'Agruzze et les contreforts de la cordillère, la région d'Hoort. L'immensité du territoire et la rigueur du climat rendaient toutefois la conquête ardue ; plusieurs siècles d'efforts soutenus devraient encore être consentis afin de compléter la transformation de cette région récalcitrante en une productive étendue de prairies et de forêts. Pour le moment, cela importait peu, car la région renfermait les plus importantes réserves de minerais de la planète - l'inestimable richesse de Karajou - exploitée dans le plus grand secret pour l'Empire par des millions d'humanidés.

Plus au Nord, au-delà des remparts enneigés de l'Ahra, une longue péninsule au climat tempéré offrait aux habitants de ce continent l'endroit tout indiqué pour se réfugier dans un monde autrement si inhospitalier. Nidja se situait dans cette enclave de verdure entre montagnes et océan, d'où le gouvernement colonial supervisait l'exploitation minière. Le contraste entre Nidja et la capitale s'avérait saisissant, pensait l'inspecteur, alors qu'il prenait seul son repas de mi-journée sur une terrasse dominant le carrefour central de la ville. Alors que tout dans la surprenante et richissime capitale de Karajou paraissait grandiose et invraisemblable pour une si petite colonie, Nidja lui semblait beaucoup plus effacée. Si les infrastructures étaient résolument modernes et fonctionnelles, la ville n'offrait rien de spectaculaire - elle logeait dans l'ombre d'une cité plus étincelante, où le travail primait sur le divertissement. Dès son arrivée, l'inspecteur s'y était senti à son aise, préférant cette bourgade aux attributs fonctionnels et productifs à la pompeuse et oisive capitale.

Il ne pouvait d'ailleurs s'empêcher de tracer un parallèle entre lui-même, un serviteur de l'État acharné, dédié et le lieutenant Ghassner, qu'il jugeait si superficiel et mondain, à l'image de la capitale. Comme pour lui donner raison, le lieutenant méprisait ouvertement Nidja, la qualifiant sans cesse de village endormi et ennuyant. Il n'avait pas la courtoisie de reconnaître la quantité phénoménale de travail qui s'accomplissait ici au quotidien, songeait l'inspecteur. Car malgré la faible population d'à peine cinq mille ramiens, Nidja fourmillait d'une intense et étonnante activité. Dès son arrivée, il avait observé que le bourdonnement de l'endroit découlait en très grande partie des humanidés, qui s'affairaient çà et là à une multitude de tâches en s'intégrant à la matrice organisationnelle de la ville. À première vue, ils devaient être des dizaines de milliers. Ici comme ailleurs, les ramiens étaient minoritaires : une caste dirigeante en apparence en contrôle de la planète, mais qui en réalité dépendait des humanidés pour fonctionner et prospérer. Sans cesse, il se répétait que cette étrange organisation ne le concernait pas et qu'en conséquence, il ne devait pas s'en soucier. Son intuition lui dictait toutefois de se méfier, non pas de leur grand nombre, mais des regards si vifs qu'il avait perçu chez certains d'entre eux en se promenant dans les rues de la ville. Leurs yeux pétillants laissaient deviner des êtres intelligents - peut-être trop, pensait-il, pour subir sans broncher une telle domination indéfiniment...

Pour l'heure, il devait admettre que cet équilibre sur Karajou permettait à la colonie de fournir d'inestimables ressources à Semarkande. La fin justifiait-elle les moyens, même extrêmes ? Il rejoignait le camp de ceux qui répondait sans hésiter par l'affirmative à cet éternel dilemme. Encore fallait-il s'assurer de leurs justesses, le remède ne devant pas être pire que le mal.

Les gondoliers 1: La chute des SafalyneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant