Chapitre 26 - Hawwa

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Hawwa se sentait à la fois anxieuse et excitée à l'idée de partir. La jeune femme à la peau brune et à la longue chevelure noire rêvait depuis si longtemps de quitter le centre de recherche – le seul endroit qu'elle eut jamais connu en vingt-cinq ans d'existence. Autant d'années passées en marge du monde en compagnie de son seul ami, Eshram, et sous la protection du docteur, à qui elle devait tout. Aujourd'hui, elle comprenait qu'il lui avait permis d'échapper à une vie cruelle : à l'époque, comme ses semblables humanidés au laboratoire, on la destinait à d'obscures expérimentations. En la choisissant, il l'avait sauvée.

Près de deux décennies s'étaient écoulés depuis cette journée où tout avait basculé pour elle et malgré le passage du temps, le souvenir qu'elle en gardait demeurait toujours aussi vif. Ce jour-là, comme tant d'autres, la fillette jouait auprès de ses copines avec sa poupée. Un maître-ramien qu'elle ne connaissait pas s'était approché d'elles, mais plutôt que de s'adresser au groupe, le gardien s'était arrêté devant Hawwa. L'aura de méchanceté qu'il dégageait lui avait glacé le sang. Elle se rappelait avoir baissé la tête, le souffle coupé et les yeux fermés en espérant de tout son cœur qu'il allait poursuivre sa route. Il n'en fut rien. Au contraire, il lui colla la pointe glacée de son bâton de discipline sous le menton pour la forcer à relever le visage. Terrifiée à l'idée de subir une décharge électrique, elle n'offrit aucune résistance. Il avait ensuite forcé la fillette à se relever en élevant davantage la redoutable buse métallique sous son menton.

« Suis-moi! » s'était-il contenter d'aboyer lorsque la petite s'était retrouvée sur ses pieds. Ces paroles la firent blêmir et elle avait échappé sa poupée sans même s'en rendre compte. Désemparée, elle s'était retournée vers ses copines en espérant qu'elles se lèveraient elles aussi. Hawwa ne voulait pas partir seule. En les voyant assises et immobiles, leurs regards rivés vers le plancher, elle comprit que son tour était venu : comme tous ces enfants qu'elle avait vu disparaître avant elle, la fillette de huit ans devina qu'elle ne reviendrait jamais auprès de ses amies. Elle aurait voulu crier ou tenter s'enfuir – pour aller où? – mais le bâton pointé vers elle l'en dissuada.

La suite, dans un dédale de corridors mal éclairés, lui causait encore de nombreuses nuits blanches. Le ramien marchait trop vite pour ses petites jambes et Hawwa dut courir à plusieurs reprises pour le suivre; il ne fallait jamais faire attendre un maître-ramien. Malgré l'effort pour se déplacer à son rythme, l'air, glacial dans les couloirs, la laissa transie. Ils ne croisèrent personne pendant les premières minutes de marche. Puis il y eut les premières civières, vides. Au détour d'un nouveau corridor, plus large, elle en aperçut plusieurs autres. Cette fois-ci, elle crut discerner des formes familières cachées sous d'épais draps gris. Un horrible pressentiment s'empara d'elle et sa vision s'embrouilla : le couloir, où s'enlignait une dizaine de brancards, peut-être même plus, sembla s'allonger... Elle n'entendit plus que les battements de son cœur.

Le ramien s'était arrêté pour l'observer, avant de soulever le drap devant elle... Son champ de vision se voila. Immobile devant la civière, le temps se désintégra pour la jeune Hawwa; elle perdit la conscience du moment présent. Cette fuite de l'esprit lui évita de sombrer dans les ténèbres en gommant l'insupportable réalité sous ses yeux. Ce n'est que bien des années plus tard qu'elle visualisa, en revivant mainte fois le même cauchemar, ce que cet être ignoble lui avait montré – pour le simple plaisir de la terrifier.

Encore aujourd'hui, elle ignorait comment elle avait pu se retrouver dans un ascenseur quelques minutes plus tard. Ce fut l'image de sa poupée laissée derrière elle, qui l'a ramena à la réalité. Cette pensée déclencha une intense douleur, comme s'il lui manquait une partie d'elle-même. La souffrance devint vite insupportable et des premières larmes s'écoulèrent sur ses joues livides. La fillette s'apprêtait à éclater en sanglot lorsque de puissants rayons lumineux l'éblouirent d'un seul coup. Le choc la désorienta et il lui fallut un instant pour comprendre qu'elle se trouvait dans une pièce toute vitrée éclairée par le soleil, et non par une lumière artificielle. La chaleur naturelle sur sa peau froide l'avait aussitôt apaisée – un moment.

Les gondoliers 1: La chute des SafalyneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant