Prologue

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« Je suis une enfant du dimanche, une enfant du soleil ;

Ses rayons d'or au trône m'ont conduite. »

(Extrait d'un poème de Sissi) 


Vienne, La Hofburg, automne 1890,

« Ne devrions-nous pas révéler à notre fille qui elle est ? demanda Bay Middleton à la femme debout devant la croisée. »

Le contre-jour lui dérobait ses traits, mais pas sa silhouette élancée, intacte en dépit des années écoulées. Sa robe noire rappelait les tenues d'amazone portées à Althorp ou à Gödöllö, même si celle-ci reflétait à présent un deuil perpétuel. Celui de Rodolphe, son fils chéri, disparu dix-huit mois auparavant en de tragiques circonstances. Aujourd'hui, Bay était venu lui parler de leur enfant commun, fruit de leur liaison adultère. Elisabeth, impératrice d'Autriche et reine de Hongrie, répondit après un long silence :

« Elle a treize ans. Mieux vaut pour instant la laisser dans l'ignorance.

— Veronika est mûre pour son âge, très développée. Elle a reçu une bonne éducation, ma sœur et mon beau-frère y ont veillé.

— À qui ressemble-t-elle ? »

L'intonation plus sourde de la voix contredisait ce que Bay avait entendu dire à son propos. Que l'impératrice s'était enfermée dans sa tour d'ivoire depuis la mort de son fils, que rien désormais ne pouvait l'atteindre. « À une adolescente ordinaire, avec de longs bras, de longues jambes et un appareil dentaire », plaisanta-t-il. Mais le cœur n'y était pas.

En treize ans, il n'avait vu Veronika que deux ou trois fois et aucun signe de son ascendance maternelle ne lui avait sauté aux yeux. Sa fibre paternelle n'avait pas non plus vibré. Toute son affection allait à Violet Georgina, née de son union légitime avec miss Charlotte Baird.

Lors de sa dernière visite, il avait observé attentivement Veronika et avait été frappé par son regard lointain et la luxuriance de sa chevelure. Les souvenirs avaient afflué. Il avait revu les yeux d'Elisabeth plongés dans les siens tandis qu'il la possédait ; ses cheveux brun roux déroulaient leurs ondes sur l'oreiller. Maintenant, un chignon dressé haut sur la tête emprisonnait leur masse exubérante. Bay le voyait se découper sur le rectangle clair de la fenêtre.

« Nous le lui dirons plus tard, dit-elle. La vérité l'encombrerait et mettrait ses parents adoptifs dans une situation impossible. »

Bay soupira. L'espoir brièvement caressé s'éteignit. Pour Elisabeth, le passé ne comptait plus. Sa vie s'était arrêtée quand Rodolphe s'était fait sauter la cervelle. Elle ne se souciait guère de ses deux filles légitimes, toutes deux mariées, a fortiori de sa bâtarde.

« Il faudra tout de même se préoccuper de son avenir, insista-t-il. Je ne suis pas très fortuné et la somme que vous allouez annuellement à ma sœur suffit à peine à couvrir les besoins de la petite.

— C'est pour cette raison que tu es venu ? pour me demander de l'argent ? »

La voix d'Elisabeth frémissait d'indignation. Remué au plus profond de lui-même, Bay osa franchir la distance qui les séparait et tomba à ses genoux. 

« Non, murmura-t-il, la bouche enfouie dans la soie noire. Je voulais te revoir encore une fois."

L'automne à Gödöllö, les sous-bois aux tons de rouille, les courses folles à la poursuite du gibier où Elisabeth ne craignait pas de se mesurer à lui, la chambre du château où ils s'étaient aimés...aucun des deux ne pouvait oublier cela. Elle enfouit brièvement ses doigts dans la rude chevelure fauve qui avait valu à Georges Middleton son surnom, puis l'invita à se relever. 

« Mes dames d'honneur pourraient entrer, expliqua-t-elle, ou n'importe qui d'autre.

— Marie et Ida sont au courant. »

Marie Festetics et Ida Ferenczy, les deux Hongroises, témoins muets de leur liaison et d'une fidélité à toute épreuve. Bay se redressa ; son visage et celui d'Elisabeth se trouvèrent au même niveau. Il avait oublié combien elle était grande. L'espace d'un éclair, il entrevit le regard inquiet sous l'arc des sourcils, le front haut et le nez droit, puis Elisabeth tourna délibérément la tête en direction du parc. « Ne me regardez pas, murmura-t-elle. J'ai vieilli, je ne suis plus celle que vous avez connue.

« C'est faux. Au contraire, vous êtes mille fois plus belle, et notre fille le sera également.

— Taisez-vous ! lui intima-t-elle, comme s'il avait proféré la pire des horreurs. Mieux vaudrait qu'elle soit laide. La beauté est une malédiction, j'en sais quelque chose. »

Bay connaissait la raison de cette réaction. Si Elisabeth avait été moins séduisante, l'empereur ne l'aurait pas choisie pour épouse. Elle aurait mené une vie tranquille et libre dans un petit château bavarois, en compagnie d'un prince de peu d'importance au lieu d'être enchaînée à la Hofburg. Néanmoins, il protesta, baisant la petite main inerte dans les plis de la robe :

« Non, Majesté, c'est au contraire une bénédiction. La première fois à Althorp, vous avez ravi mes yeux et mon cœur.

— Flatteur ! À combien de femmes avez-vous dit cela depuis notre dernière rencontre ? »

Car ils s'étaient revus après la naissance de Veronika. Bay se souvenait d'un été pénible à Gödöllö avec le jeune Rodolphe. Ce dernier s'était montré odieux et impoli envers l'amant de sa mère. Mais tout cela était loin, en vérité. Rodolphe reposait dans la crypte des capucins et Elisabeth était devenue une éternelle errante, fuyant sans cesse devant son destin.

« À aucune, répondit-il. »

Les doigts de Bay étreignaient toujours ceux de l'impératrice. Elle se dégagea d'un mouvement sec et lui demanda combien de temps il comptait rester à Vienne.

« Je ne m'y attarderai pas ; je suis engagé dans plusieurs courses.

— Bonne chance, alors. N'oubliez pas de me donner des nouvelles. »

Bay soupira. Un salut, un claquement de talons et il sortit sans se retourner.


La fille du dimancheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant