5h39. Elle ouvrit les yeux, des yeux bleus, d'un bleu sombre comme de l'aigue marine, l'unique petite tâche verte pâle sous la pupille de son œil droit venait brouiller cette nuance parfaite. Ils étaient grands et avaient la forme de deux amandes. On ne pouvait pas vraiment dire que son regard était profond, cependant il était de ces regards que l'on n'oublie pas. Ces yeux que l'on voit lorsque l'on se réveille en pleine nuit, tremblant et en sueur, dans le coin de sa chambre, là où le noir se fait un peu plus intense.
Il faisait encore sombre, cette nuit-là, la lune était absente et les étoiles camouflées derrières d'épais nuages, ceux qui amenèrent la pluie qui s'abattaient sur la fenêtre d'Anna. Une pluie violente accompagnée de rafales de vents, emportait les dernières feuilles encore solidement accrochées. Les branches innervées par la force du vent, se balançaient avec des mouvements saccadés en projetant des ombres dans la pièce. Se déplaçant sur le corps d'Anna elles paraissaient le lacérer sous ses draps. Elle toucha délicatement du bout des doigts sa plaie fictive qui lui traversait le ventre, elle laissa lentement glisser sa main sur le satin blanc et se tourna dos à la porte sans faire de bruit. Anna savait bien qu'elle était seule et qu'elle aurait pu tousser pour chasser le chat coincé dans sa gorge, se déplacer et faire grincer les ressorts du matelas. Mais la nuit ; les mouvements changent, se font plus délicats, plus lents, la respiration ralentit, les battements de cœur se calment, les muscles se détendent ; jusqu'au moment où le silence devient pesant, qu'il appui sur la poitrine, de plus en plus fort, la comprime. Anna étouffait, les ombres étaient toujours en mouvement sur son corps, mais les blessures paraissaient réelles, elle ramena plus rapidement sa main sur une des plaies, les draps étaient humides. Les ombres avançaient jusqu'à recouvrir tout son corps, elle sentait le sang couler dans son cou, entre ses seins et sur ses cuisses, elle n'avait plus d'air, elle suffoquait.
...
La vapeur de son thé embuait les verres de ses lunettes et faisait onduler les mèches de cheveux sur son front. Autour d'elle tout était calme, encore. Elle connaissait par cœur toutes les allées, de tous les étages, elle laissait sa main parcourir la reliure de chacun des livres jusqu'à ce que son index se pose sur la tranche d'un roman, un classique qu'elle avait dû lire au moins huit fois sans jamais sans lasser. Elle avança jusqu'à la première table, une table en bois, certainement du chêne, un peu vieillie a force d'y poser toutes sortes d'ouvrages, du roman policier à la revue scientifique, en passant par le dictionnaire des noms propres. Une table comme il y en a dans toutes les bibliothèques. Elle posa son thé, maintenant froid, et tira la chaise.
11h44. Il ouvrit les yeux. Il avait la tête enfuie dans son manteau qu'il utilisait en guise d'oreiller, pendant un instant il réfléchit à l'endroit où il s'était endormi. Il sentait la trace qu'avaient laissé les rainures du bois sur ses avant-bras, une odeur de poussière et d'encre lui emplissait les narines, c'était la bibliothèque de Reykjavik ; ayant repris tous ses esprits il releva la tête.
Les joues d'Anna étaient pourpres, une bibliothèque c'est le silence, pas un bruit, pas même un chuchotement ; donc quand on tire une chaise sur du parquet et qu'un horrible grincement strident le brise, on attire tous les regards des lecteurs les plus timides ou les plus polis, et les grognements de ceux qui se veulent intellectuels et en pleine études. Mais parmi tous ces yeux qui l'a fixaient, il y en avait deux en face d'elle dont elle ne pouvait se détacher. Il avait un regard plein de chaleur, il n'était pas chaleureux, non il n'était pas accueillant ; il était chaud, brulant. Des yeux bruns perçants agrémentés de quelques stries noires qui se fondaient à la perfection dans son iris, des yeux qui ne laissaient rien deviner.
Anna resta figée jusqu'à ce qu'un petit rictus se forma sur les lèvres de son voisin, elle se détendit et baissa les yeux en s'asseyant. Une fois son livre ouvert, elle fit tout pour être discrète, elle tournait les pages de son roman avec une lenteur exaspérante afin de limiter le bruit du papier entre ses doigts. Elle parcourait les lignes, lisait les mots sans en comprendre le sens, sans même y prêter attention, sautait un paragraphe ou recommençait la même page trois fois de suite. Ces yeux bruns étaient imprimés dans son esprit, elle les voyait sur le papier qu'elle tenait dans ses mains, ils semblaient en fusion, les couleurs se mélangeaient ; chaudes, apaisantes, envoûtantes. Quand elle osa enfin fermer son livre, et regarder au-dessus de ses lunettes, la chaise en face d'elle était vide. Il ne restait plus qu'un gros volume à la couverture de cuir vert, un peu abîmée. Elle rangea ses affaires, contourna la table, le livre paraissait plutôt ancien, il n'y avait aucun titre, le cuir était lisse ; elle l'ouvrit. Un frisson la parcouru, le temps d'un instant elle crut voir une tâche rouge sur son chemiser ; elle secoua la tête et ferma son duffle-coat. La fiche d'emprunt indiquait, qu'aujourd'hui, le 9 octobre 2015, Jacob Jonsson avait souhaité consulter cet ouvrage. Elle griffonna son nom dans la paume de sa main, qui en contenait déjà un autre et sortie affronter le vacarme de la pluie qui frappait la taule des voitures garées le long du trottoir.
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Les yeux d'Anna
General FictionLa plupart des gens aiment la compagnie, ont des amis, de la famille sur qui se reposer. Mais quand tous le monde vous tourne le dos pour se que vous êtes, il vaut mieux avoir été habitué à la solitude. Nous caractérisons nous pour ce que nous somm...