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Anna avait l'impression que le dossier du banc lui fendait le dos, il était dur, étroit et plutôt en mauvais état, les marques d'usures qu'avaient laissées ses milliers de personnes assises sur ces fines planches de bois, donnaient une âme à l'église. Autour d'elle tout était à sa place, une seule chose semblait étrange ici ; elle. Anna n'avait jamais vraiment été croyante, elle avait accompagné sa mère plusieurs fois à la messe pour lui faire plaisir, elle s'était même surprise à prier pour qu'on lui donne une réponse, pour essayer de comprendre ce qui lui arrivait, seulement jamais on ne lui expliqua, ni Dieu, ni personne. Si Dieu existait vraiment, l'aurait-il regardé souffrir de cette différence qu'il lui aurait donnée ? Non Dieu n'existait pas, ou alors il n'avait pas de cœur. Néanmoins, Anna était là, assise, seule, au niveau de la sixième rangée ; ne sachant pas quoi faire de ses mains, elle les serra fort l'une contre l'autre en croisant ses doigts. On dit souvent que la religion n'est que lumière, cependant Anna trouvait que tout était noir ici ; les murs en pierres étaient assombris par les vitraux opaques, la seule source de lumière provenait des quelques cierges qui trônaient fièrement sous des plaques de marbre où étaient incrustés le nom de certains Saints presque entièrement par la cire qui avait séchée. Elle ferma les yeux, pendant un instant elle s'imagina seule dans cette immense église qui n'avait aucun sens pour elle, elle pouvait entendre l'orgue jouer sa merveilleuse mélodie où se mélangeait si bien les notes graves comme aigues; elle sentait la musique sur sa peau, de doux frissons la parcoururent, jusqu'à ce qu'ils se transformèrent en malaise. Elle rouvrit subitement les yeux, elle se sentait observée ; tous ses regards inertes fixés sur elle, ces yeux de plâtres sculptés dans un visage froid, qui la jugeaient ; elle se sentait à l'étroit, comme confiné dans cet espace pourtant trop grand, elle se releva brusquement et couru jusqu'à l'imposante porte ; qu'elle laissa claquer lourdement derrière elle.

Pouvait-elle vraiment empêcher cet accident ? Etait-ce seulement un accident ? Devait-elle aider quelqu'un qui n'appelle pas au secours ?

9h16. Un café, cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas commandé un café. Assise sur un des tabourets métallique, Eve observait la décoration minimaliste et moderne autour d'elle. Ce n'était pas vraiment le genre d'endroit où elle aurait pu demander un whisky à neuf heures du matin. Quand elle remarqua que la vieille femme à côté d'elle la fixait, Eve baissa délicatement ses manches sur ses avant-bras. Elle avait l'habitude de ces regards pleins de questions et de stupeur, de ces remarques sanglantes qu'on lui faisait à la vue de ses cicatrices impeccablement alignées de son poignet à l'intérieur de son coude. Peu de gens avait l'esprit assez ouvert pour comprendre son acte. Mais Eve ne leur en voulait pas. Elle ouvrit le couvercle et prit un comprimé qu'elle avala avec une gorgée de son expresso ; elle enferma la boite de prozac dans la poche de manteau et sortit en laissant de la monnaie sur le comptoir. Ses talons vernis s'enfonçaient prudemment dans la blancheur temporaire des pavés ; son esprit semblait incertain, brumeux, de plus en plus lourd. Certaines personnes ne s'y attendent pas, se font surprendre un beau jour, cependant d'autres l'aperçoivent déjà au loin, qui se rapproche un peu plus à chaque seconde, à chaque souffle ; quelque uns détournent le regard et préfèrent avancer, s'éloigner, alors que d'autre la regarde droit dans les yeux en lui souriant. Eve souriait ce jour-là.

...

Le granit était froid et mouillé, la neige avait fondue autour d'Anna, elle était là, assise sur les marches de l'église qui la surplombait, imposante. Tétanisée par ce sentiment d'impuissance, elle ne pensait qu'à la vitesse, le grondement du moteur, le bourdonnement des pneus, la pédale écrasée, le débordement de sensations ; puis le choc, à chaque fois l'expérience était de plus en plus enivrante. Elle n'avait même pas remarqué la femme qui montait les escaliers, pourtant elle ne passait pas inaperçue, sa capeline noire camouflait la moitié de son visage mais Anna pouvait voir ses lèvres bouger, elle murmurait quelque chose. L'inconnue la frôla ; leurs regards se croisèrent et une vague de chagrin intense l'envahit. En un instant Anna avait pu saisir cette sensibilité, cette fragilité que renvoyaient ces yeux clairs ; ils étaient légers, doux, emplis de tristesse, de mélancolie et de désespoir mais dépourvu de toute rancœur. La jeune femme fit le signe de croix et avant de franchir la porte de l'église, elle se retourna ; elle était différente, ces yeux étaient plus sombres, plus durs comme si une fumée noire se propageait à l'intérieur de ses iris, une fumée éphémère. Anna su à cet instant qu'elle n'y pourrait rien.


Les yeux d'AnnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant