Les yeux d'Anna

7.

Anna avait d'abord hésité, pesé le pour et le contre, son esprit se torturait, se tordait. Jacob la prendrait certainement pour une folle, une de ces filles hystériques et paranoïaques qui toutes les deux minutes regarde derrière elle par peur qu'on la suive, la surveille, la traque. Mais ce n'est pas cela qui la souciait le plus. S'il allait raconter son histoire à un journaliste ou n'importe qui, si elle devenait un objet de science, un cobaye, que toutes ces analyses recommençaient, devenant plus poussées. Qu'elle se retrouvait attachée sur un lit d'hôpital, des électrodes sur le crane, l'aiguille d'une perfusion enfoncée dans le bras et des tas de médecins et chercheurs au-dessus d'elle, à l'observer et prendre des notes dans leurs petits calepins. Bon, elle était certainement un peu trop alarmiste. Cependant, elle gardait une part importante d'elle, la plus extraordinaire, cachée des yeux des autres, sans jamais en avoir laissé quiconque s'en approcher. Jacob pourrait être le premier, oui il serait le premier.

Assit sur l'un des fauteuils, il observait Anna avancer de trois pas puis se retourner, faire des allers retours, s'assoir un instant et se relever. Elle se détachait les cheveux pour se les rattacher immédiatement ; prenait un livre, l'ouvrait directement à la page voulue, en feuilletait un autre et les entassait par terre, cherchant une réponse, mais à quoi ? Il ne bougeait pas, ne disait pas un mot, il attendait le bon moment. Une main sur le front, l'autre sur la taille, la tête baissée elle regardait le sol ; en une fraction de seconde elle la releva, le fixa droit dans les yeux.

« Je suis déjà morte quatre fois » elle l'avait dit calmement, sérieusement, sur un ton détaché. Jacob n'eut pas le temps de répondre quoi que ce soit, Anna s'était déjà lancée dans un discours, plutôt une explication.

« Enfin je ne suis pas vraiment morte, tu t'en doutes ! C'est vraiment très étrange, tu ne vas jamais y croire ; tu seras parti avant que je finisse de t'expliquer. Si j'arrive à expliquer quelque chose... ». Anna toujours debout à côté du canapé, enfonçait ses doigts de pied dans le tapis moelleux et rassurant. Elle fit une courte pause, prit une grande bouffée d'air et continua. « Quand on réfléchit c'est plutôt simple, une sorte d'expérience surnaturelle ou un truc qui y ressemble. Sans même y penser je me retrouve dans un endroit différent, un peu comme si je me téléportais ou transplanais, mais je suis dans le corps d'un autre. C'est comme si j'y étais vraiment, je ressens tout, que ce soit la température ; s'il fait froid j'ai la chair de poule, s'il fait chaud je transpire ; la peur ; mon pouls accélère, je sens battre mon cœur dans mes tempes, mes mains tremblent ; je ressens aussi la douleur : enfin... tout, vraiment tout. ». Pendant qu'elle parlait, Anna ne tenait pas en place, elle faisait le tour de la table, marchait sur la pointe des pieds comme si elle essayait d'avancer sur un fil, tout en bougeant les bras. « Et à chaque fois que ça m'arrive, quelqu'un meurt, enfin est censé mourir. ». Elle ne voulait pas s'attarder sur ce point, elle raconta donc sa première expérience. « D'abord c'était un petit garçon de ma classe, Rémy, il s'est fait renverser par un bus et la veille je l'avais déjà vu. Un peu comme une prémonition en fait. C'est peut-être même ça ! Toutes mes recherches m'ont amenées vers des ébauches de réponses qui relèvent du domaine du paranormal ou bien de la maladie. Le plus étrange c'est que je choisis à qui cela arrivera rien qu'en la regardant... »

Jacob était resté attentif, ne l'avait pas coupé dans son exposé ; il avait écoutait sans jamais douter car au fond de lui il savait que c'était vrai. Dès le début, dès qu'elle était entrée dans cette bibliothèque il y a un peu plus d'un mois, avec ses fines lunettes écailles qui encerclaient ses grands yeux, sa queue de cheval lâche qui découvrait son visage, des livres serrés contre sa poitrine, son air un peu perdu et sa maladresse; il avait su que sous ses abords communs, Anna était différente.