C'est à l'âge de 6 ans qu'Anna s'en rendit compte. Le soir de son anniversaire, entre deux interminables monologues de son père au sujet de la faim dans le monde, des catastrophes naturelles ou peut-être de la déforestation. Anna avait annoncé en continuant de mâcher ses petits pois, qu'elle avait vu un élève de sa classe, Rémy Bolton, se faire renverser ce matin par un car à la sortie de l'école, mort sur le coup. Le lendemain, après un crissement de pneu sur la route humide, Anna observait l'attroupement qui se formait autour du petit corps sans vie étendu sur le macadam.
Les parents de la fillette, affolés par ce qu'ils appelaient un malentendu, une période de stress qui ne pouvait qu'être passagère, un simple problème psychologique que peut avoir n'importe quel enfant, comme il en est le cas d'un ami imaginaire ou encore un trouble de l'attention ; l'avaient trainé chez un panel de médecins, plus incompétents les uns que les autres. Une fois avoir passé une multitude d'électroencéphalogrammes, qui ne révélèrent aucune activité cérébrale anormale pour une enfant de son âge, ce fût le tour des problèmes de vue ; rapidement écartés. Les psychiatres et psychologues n'avaient décelés aucuns troubles assez importants qui auraient dû l'amener à avoir un suivi régulier. Ils auraient peut-être mieux fait d'examiner ses parents. Cette prémonition leurs paressait futile et vide de sens. Le cas d'Anna fut ainsi classé et vite oublié. N'ayant eu aucunes réponses du point de vue médical, la grand-mère d'Anna décréta que cette enfant était maudite. Elle faisait brûler de la sauge dans chaque pièces pour faire fuir les mauvais esprits, priait les dieux matin et soir, afin de sauver l'âme de sa petite-fille ; sans grands succès. Car depuis ce jour, tous les malheurs que devait traverser la famille Patterson, étaient attribués à Anna ; de simples malheurs qui, dans la logique des choses doivent forcement arriver, et peu importe la famille.
Quand Anna repense à Rémy, elle revoit ses petits yeux verts pétillants de joie et remplis de malice; à cette image, elle sourit jusqu'à ce que ses lèvres se tordent de douleur. Sentant ses os se briser sous le poids insupportable des roues de l'immense véhicule, sa chair se compressant entre le bitume mouillé par la pluie et le pneu encore fumant, le craquement de sa colonne vertébrale qui se disloque, sa peau se déchirant sous la pression, sa tête heurtant le sol et le sang qui coule, se frayant un chemin entre les moulures du macadam et ses cheveux.
Anna était, on peut le dire, une magnifique petite fille ; son regard bleu nuit encadré par une épaisse frange brune là rendait particulière. Ses petites taches de rousseur parsemées sur ses pommettes et son nez, effaçaient la méfiance qu'éprouvaient la plupart des gens en face de ses yeux inquisiteurs. A cette époque, les premières dents de lait d'Anna étaient déjà tombées ; deux incisives un peu trop grandes à coté de ses ridicules petites canines rendaient son sourire incertain. C'était le portrait d'une enfant comme les autres, pleine de vie mais dont l'innocence avait disparue.
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Les yeux d'Anna
Ficción GeneralLa plupart des gens aiment la compagnie, ont des amis, de la famille sur qui se reposer. Mais quand tous le monde vous tourne le dos pour se que vous êtes, il vaut mieux avoir été habitué à la solitude. Nous caractérisons nous pour ce que nous somm...