Adèle, 10 décembre 2012

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Aujourd'hui je suis sortie seule pour la première fois depuis la naissance de Robin. J'ai déjeuné avec Clara, que je n'avais pas revue depuis ma soutenance de mémoire. C'est ma seule véritable amie. Nous nous connaissons depuis le lycée. Je l'enviais déjà beaucoup à l'époque. Je me rappelle la première fois que je l'ai vue. C'était en seconde, lors de notre premier cours d'anglais de l'année.

Elle est entrée dans la salle de classe alors que nous étions déjà tous assis. Clara, cette petite brune pétillante vêtue d'un trench-coat beige, le regard souligné d'un trait d'eyeliner noir, à la mode des années soixante, a interrompu le cours avec un aplomb et un charme tels que c'est à peine si le professeur a osé lui faire remarquer son retard. Depuis ce jour, cette première image d'elle me revient toujours à l'esprit et efface toutes les autres.

Clara m'a dit une fois, alors que, adolescentes, nous nous maquillions devant le miroir de la salle de bain chez ses parents, qu'on lui trouvait une ressemblance avec Brigitte Bardot ; je l'avais observée attentivement et je lui avais moi aussi reconnu un air de la star. Tous les garçons la trouvaient jolie ; mais ce n'était pas seulement la rare finesse de ses traits qui la rendait irrésistible : elle avait aussi de la répartie. Mais ce que j'admirais le plus chez Clara, c'était son optimisme, sa confiance en elle-même et en la vie, des qualités que l'on retrouve souvent chez ceux qui n'ont jamais manqué d'amour. Non seulement elle était brillante, mais elle avait tous les garçons à ses pieds. Tout lui réussissait.

J'ai toujours été plus timide. Je me posais beaucoup de questions déjà à l'époque, je doutais de moi, et les garçons ne sont pas séduits par les filles compliquées. Alors oui, je dois admettre que j'étais un peu jalouse de Clara. Toutes les filles du lycée l'enviaient. J'ai donc été flattée qu'elle s'intéresse à moi.

Malgré nos différences, nous avions des affinités. Nous étions toutes deux passionnées par la langue anglaise, et c'est donc naturellement notre goût partagé pour les pièces de Shakespeare, les romans des sœurs Brontë ou de Thomas Hardy, qui nous a rapprochées.

Sous l'influence de Clara j'ai rejoint le petit cercle envié des élèves populaires. Elle était un moteur pour moi. Elle me poussait à être dans l'action, alors que j'avais tendance à tout analyser, à être paralysée par mes questionnements existentiels. J'appréciais cet aspect de sa personnalité, mais parfois j'aspirais à plus de calme et de solitude. Je n'étais pas toujours prête à me laisser entraîner dans son tourbillon d'optimisme et d'énergie débordante. Les soirées dans les bars à la mode, les flirts sans lendemains, me laissaient un sentiment de vide.

Après le lycée, nous nous sommes inscrites dans la même faculté d'anglais, à la Sorbonne. Nous sommes restées très proches. Puis je suis partie en échange à New York et c'est là que j'ai rencontré Jean.

À mon retour, j'étais heureuse et fière d'annoncer à Clara que Jean et moi étions fiancés et que nous allions nous marier. Elle avait passé son année d'échange à Los Angeles, et je me rappelle encore à quel point j'avais été frappée par sa beauté le jour où nous nous sommes revues après un an de séparation : ses yeux étaient plus brillants, tous les clients du café dans lequel nous nous étions installées l'avaient remarquée ; avec sa peau bronzée par une année de soleil, elle était encore plus séduisante. Mais ce jour là, j'avais quelque chose de plus qu'elle : j'allais me marier avec un homme beau, intelligent, brillant, un futur chirurgien, et il m'avait choisie, moi. La réaction de Clara m'a terriblement déçue :

– Vous allez vous marier ! Mais Adèle, tu es encore si jeune ! Tu as tout le temps ! Tu ne trouves pas que c'est un peu rapide ? Vous vous connaissez à peine !

– Cela fait presqu'un an qu'on se fréquente, et on peut très bien connaître une personne très vite. Avec Jean, c'est comme si nous nous étions toujours connus...

L'autre filsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant