Adèle, 8 mars 2013

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C'est la journée de la femme aujourd'hui. Je ne suis pas vraiment l'actualité, mais cette date, je la connais.

J'écris parce que je suis malheureuse, et qu'il n'y a personne à qui je puisse me confier entièrement, même pas Clara. Je sais que Jean ne voulait pas de cet enfant au départ, mais je pensais qu'une fois que Robin serait là, il changerait d'avis. Il m'avait promis qu'il serait plus présent, mais c'est encore pire que la première fois. Je suis seule toute la journée, et lorsqu'il rentre du travail le soir, le plus souvent après vingt-deux heures, c'est à peine si nous nous adressons la parole.

Clara m'a rendu visite à la maison aujourd'hui. Robin faisait la sieste, et Abel était à l'école. J'étais un peu déprimée, et surtout très fatiguée. Je pensais que ça me ferait du bien de la voir, mais les choses ne sont pas passées comme je l'espérais.

Cela faisait longtemps que Clara n'était pas venue chez nous, et elle a observé les photos d'Abel et de Robin avec intérêt, car elle n'a pas vu les enfants depuis longtemps.

– Tu as deux enfants magnifiques ! S'est-elle exclamé avec admiration. Dommage que je ne puisse pas les voir aujourd'hui !

– Merci, c'est vrai qu'ils sont beaux, ai-je répondu, sans tenter de dissimuler ma fierté.

– J'espère que moi aussi, je connaîtrai cela, un jour, a soupiré Clara avec envie.

C'était la première fois que Clara me confiait son désir d'enfant.

– C'est vrai ? ai-je demandé, surprise. J'ignorais que tu voulais des enfants.

– Oui, j'ai toujours voulu des enfants, c'est juste que j'attendais de trouver le bon père ! Et puis, je voulais être sûre d'être prête. Mais aujourd'hui, avec David, je pense que c'est le bon moment.

J'étais heureuse pour Clara, mais en même temps, je me sentais dépossédée. J'avais toujours été admirative de sa réussite professionnelle, et je ne la jalousais pas, parce que je savais j'avais fait mieux qu'elle dans un autre domaine. J'étais mère, j'étais épouse. Et là, c'était comme si Clara me volait quelque chose. Je ne pouvais pas m'empêcher de lui en vouloir un peu. Bien sûr, elle ne s'en est pas rendu compte.

– Abel est si mignon sur cette photo, il doit avoir quoi, trois ans ? Il a dû bien grandir ? m'a demandé Clara, interrompant ainsi le flot de mes pensées coupables.

J'ai regardé en direction de la photo qu'elle pointait du doigt, celle qui est posée sur la cheminée du salon. C'est ma photo préférée d'Abel. Cette photo a été prise l'été de ses trois ans. Nous avions passé l'après-midi au parc Monceau avec Jean, et Abel regarde l'objectif en souriant, son livre préféré à la main. J'aime cette photo, mais elle me rend nostalgique, parce qu'elle représente le dernier souvenir heureux de notre famille. Peu de temps après, je suis tombée enceinte de Robin, et tout a changé.

– Comment va-t-il ?

La question de Clara m'a ramenée dans le présent.

– Qui ça ? Robin ?

– Non, Abel.

– C'est un peu compliqué pour lui.

– Pourquoi ?

Je voyais qu'elle se souciait sincèrement d'Abel.

-C'est comme pour tous les enfants, je suppose, ai-je répondu, peu convaincue par mes propres paroles, car je savais qu'au fond, Abel n'était pas comme tous les autres enfants.

Comme on s'occupe beaucoup de Robin, parce qu'il est plus petit, son frère aîné se sent délaissé. C'est d'autant plus difficile pour Abel qu'il a commencé la maternelle quelques semaines seulement après la naissance de Robin. Je reste à la maison avec son frère, tandis qu'il doit aller à l'école. Ça doit être difficile pour lui à comprendre, même si je le lui ai expliqué. Quand je le dépose le matin, il a toujours le regard triste. Je sais qu'il préférerait rester à la maison avec nous.

Clara ne disait rien, elle m'encourageait à parler, hochant simplement la tête de temps à autre d'un air compréhensif. Elle me connaît, elle sait que j'ai besoin de me confier pour me sentir mieux.

– Il y a autre chose aussi... il s'est remis à faire des cauchemars. C'est en partie pour ça que j'ai décidé de dormir dans sa chambre, pour...

– Tu dors avec Abel ? m'a interrompue Clara, interloquée, ses grands yeux noirs écarquillés sous l'effet de la surprise. Sa question abrupte m'a blessée.

– Oui.

Je savais ce qui allait suivre, et je n'avais pas envie d'entendre ce que mon amie s'apprêtait à me dire.

– Écoute Adèle, je sais que tu penses que je n'y connais rien parce que je n'ai pas encore d'enfants, mais il faut que tu prennes soin de ton couple, je comprends que tu en veuilles à Jean de ne pas plus t'aider, mais je pense qu'il fait ce qu'il peut, tu sais, il travaille beaucoup...

Je n'en revenais pas que Clara prenne la défense de Jean.

– Effectivement, ai-je déclaré avec amertume, tu n'y comprends rien. Je préfère que tu t'en ailles, maintenant, si ça ne t'ennuie pas, de toute façon je dois aller chercher Abel à l'école dans moins d'une heure.

Je voulais que cette conversation se finisse immédiatement.

– Comme tu voudras, a soupiré Clara en se levant et en enfilant son manteau de laine noire Burberry. Elle était toujours habillée avec goût, ses vêtements étaient classiques mais ils la mettaient en valeur, et je me sentais ordinaire et négligée à côté d'elle. Aujourd'hui plus que d'habitude, je lui en voulais d'être si parfaite.

Je n'ai pas raccompagné Clara, et je l'ai entendue refermer doucement la porte derrière elle.

Je suis consciente d'avoir délaissé mon couple depuis la naissance de mes enfants, surtout depuis l'arrivée de Robin. Mais je n'ai pas le choix, Jean est rarement à la maison, je suis seule à me lever la nuit, à accompagner et à aller chercher Abel, à préparer les repas, à donner le bain. Quand leur père rentre du travail, les enfants sont déjà couchés. Clara ne peut pas comprendre. C'est à peine si j'ai le temps de me doucher.

Mais en écrivant cela, je m'aperçois que je ne suis pas honnête avec moi-même ; si j'en veux à Clara, c'est parce qu'elle a compris que les choses vont mal entre Jean et moi, elle n'a pas cru à mon prétexte. Si je dors dans la chambre d'Abel, c'est surtout parce Jean et moi nous sommes éloignés.

C'est la première fois que Clara et moi nous disputons. Pour l'instant je suis trop en colère pour avoir envie de me réconcilier avec elle, et je me sens très seule. 

L'autre filsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant