La place centrale du hameau Tertrefeu s'emplissait lentement tandis que les paysans apportaient les récoltes de la journée. Dans la carriole, tractée par deux ânons gris, les légumes terreux s'étalaient face aux derniers rayons du soleil. Les deux fermiers venaient d'un village voisin et vendaient leurs produits aux lieudits du coin. Seuls restaient quelques aubergines, des blettes et plusieurs kilos d'haricots. Une jeune fille rousse à la chevelure ondulée et ébouriffée demanda une demi-douzaine d'aubergines laissant le soin de régler le solde à sa petite sœur. Des étrangers pouvaient les confondre, toutes deux en tablier beige, mais qui les connaissaient pouvait sans mal énumérer leurs différences. Lanïane, âgée de quatorze ans, ressemblait à sa mère au même âge. Plus brune que rousse, elle avait les traits plus fins et allongées, une corpulence plus svelte et enfantine que sa sœur Ora. Cette dernière, de trois ans son ainée, avait quant à elle des traits plus communs. De taille moyenne et de faible corpulence, elle dégageait une certaine simplicité. En revanche, leurs yeux scintillaient d'un même brun noisette caractéristique des Carpenter.
« Ora, on fait la course jusqu'à la maison ? Oh oui s'il te plait ! T'es d'accord ? La première qui touche la porte d'entrée! S'exclama Lanïane enchantée par son idée. Comme à son habitude elle s'enthousiasmait facilement et avec tant d'honnêteté que sa gaieté était communicative.
- D'accord, c'est bon. J'espère que t'es plus en forme que la semaine dernière. Je n'aime pas humilier les gens continuellement, répondit Ora avec un sourire en coin.
- Comme si tu pouvais me battre.
- Défi relevé Lana, trois aubergines chacune et on est prêtes.
- Nan, c'est ta pénalité de départ car tu es la plus grande. Question d'égalité.
- Cela n'a aucun sens ... » Opposa Ora en secouant la tête amusée.
Sans plus de formalités, Lanïane se mit à courir de toutes ses forces laissant Ora sur place. Les deux sœurs s'élancèrent alors dans une course poursuite à travers champs. Tertrefeu se composait d'une dizaine d'habitations plus ou moins éloignées de la vieille bâtisse commune. Cet édifice surplombait la vallée et servait pour tous les évènements du hameau, tantôt école, tantôt salle de réunion. Sa cour était appelée abusivement place du village bien qu'aucune maisonnée ne se déployait directement autour. La région était propice au travail de la terre et le temps clément. Malgré des récoltes convenables, la pauvreté était un mal commun pour les simples gens de la contrée du Colibri.
L'air chaud caressait l'herbe de la prairie. Les paysages étaient resplendissants à cette époque de l'année. Les champs de blé se coloraient de jaune, les vignes se tâchaient de violet, le bleu des ruisseaux regorgeait de vie. Après le ponton en bois, les deux compères coupèrent à travers un bosquet. Un lièvre traversa précipitamment devant elles, effrayé par le bruit de cette course effrénée. Une vieille ferme apparut en contre bas. Un écriteau défraichi, surplombant le portail, indiquait « Ferme des Carpenter ».
Lanïane ralentit un peu tard et manqua de se cogner dans la porte de la modeste chaumière. Cette maisonnée avait connu des jours meilleurs, mais, à la mort du père, Erick Carpenter, la ferme avait été laissée à l'abandon, les murs avaient perdu de leur éclat. Ora arriva peu après les bras chargés des légumes.
« Bravo Lana, dit-elle dans un souffle, tu m'as eue. Tu as gagné ... le droit de préparer le repas de ce soir.
- J'ai gagné ! J'ai gagné ! Chantonna-t-elle en riant. En toute modestie, je suis trop forte. »
Les deux sœurs rirent de bon cœur. Elles formaient un duo inconditionnellement et irrévocablement des plus unis.
La nuit déployait ses ailes dehors, dévoilant des bijoux étoilés. Un fumet ragoutant s'échappait de la cuisine. Ora remuait pensivement la potée qui crépitait sur le feu, Lanïane couchée par terre fredonnait en lisant un livre de contes. Leur mère Elisa Carpenter, née Gramtühk, finissait de coudre une de ses commandes. Elle n'était pas très grande, un peu ronde, la morphologie idéale pour des câlins de maman emplis de tendresse. Ses cheveux bruns étaient coiffés en chignon et ses yeux verts inspiraient les meilleurs sentiments. La gentillesse elle-même n'aurait pu élire meilleure allégorie. A la mort prématurée de son mari, Elisa avait appris à être forte et sage pour trois, pour sa famille. Heureusement, elle pouvait compter sur Louis Carpenter, son beau-père, un homme plein de bonhommie. La famille du côté d'Elisa, ses parents ainsi que son frère, son épouse et leurs cinq enfants, vivait dans une contrée assez éloignée, au sud-ouest de Tretrefeu. Elisa les avait quittés pour épouser l'homme de sa vie, ce qui faisait d'Erick la bête noire de la famille Gramtühk. Néanmoins ces tensions familiales n'avaient que peu d'importance dans ce hameau, la distance protégeant les Carpenter de ce ressentiment virulent.
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Reliées - Face à la couronne arrachée
AdventureLa vie paisible de Tertrefeu s'acheva ce soir-là. Par ces quelques mots tracés sur ce papier froissé. Tous regardaient le messager, dubitatifs, puis finalement ahuris, abasourdis. A peine la nouvelle du renversement du précédant monarque propagée, q...