Chapitre 03 - Lueurs soporifiques

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L'avenir appartient à ceux qui ont des poches sous les yeux.

Il est six heures vingt et un. Je marche le long du canal tandis que l'aube se fait désirer au loin. Il n'y a que moi qui suis endormi, la ville est décidément bien réveillée entre les klaxons et les feux de routes qui me bousillent les yeux et le crâne.

Et pourtant je me sens seul, seul comme au bout du monde.

Pas une solitude qui ronge mais qui dérange quand elle s'amplifie. J'ai passé la nuit à écrire des mots qui n'ont plus aucun sens quand le ciel s'éclaircit.

Comme si l'obscurité assombrissait le ciel et à la fois mon âme, j'ai parfois l'impression d'être quelqu'un d'infâme. C'est bizarre je me fais sûrement des films, mais mon imaginaire est décidément infini quand je déambule le long des abîmes les mains dans les poches de jean que j'ai porté quatre fois de suite.

J'assumerai pas la journée c'est sûr, mes paupières ne demandent qu'à se fermer et mon corps qu'à rentrer. Mais je vais devoir puiser le zest d'énergie que j'ai encore en stock pour assumer mon rendez-vous avec Jimmy au studio.

Apparemment il me prépare du méga lourd niveau instru, et je n'ai aucun doute là-dessus.

J'adore ce mec, parce qu'il sait faire la diff' entre un vintage classique et un vintage classe.

Tous les sons qu'il me proposent m'inspire de fou et j'me vois déjà poser la horde de mots que j'ai griffonnés au verso de ma fiche d'imposition.

Je la déplie et kick quelques rimes à la va-vite pour qu'il me dise ce qu'il en pense et ça nous prend la journée.

Je reprends la route aux alentours de dix neuf heures. Le canal d'Ourcq m'accompagne comme à l'allée. Mes pensées vagabondent comme les groupes de jeunes que je croise dans la rue. J'ai encore pleins d'idées en tête, des punchlines qui fusent de tous les côtés.

J'suis inspiré de dingue.

Je sors mon téléphone avant de traverser la rue. Mes doigts gelés tapent au ralenti sur l'écran mes vers fugaces quand je sens une présence se manifester longuement à ma droite.

Je n'y fais pas vraiment attention, pensant simplement qu'on ne veuille que me doubler. Mais je la sens insistante, sa cadence est semblable à la mienne.

Je ralentis et regarde la personne de deux têtes de moins, dissimulée sous une capuche bien trop large pour son gabarit.

- Excuse-moi de te déranger, prétend une voix féminine. Je sais que ça ne se fait pas d'accoster les gens comme toi dans la rue.

Je ne réponds pas et fourre de nouveau mes mains frigides dans mes poches.

- Je suis bloggeuse et je m'intéresse au milieu urbain. J'ai un peu envie de montrer que les jeunes femmes aussi peuvent s'approprier et percer dans le rap game.

- À quoi je sers dans l'histoire ?

- J'aurais simplement aimé te soumettre à une interview pour que mes lectrices apprennent à te connaître et que tu me donnes un avis sur les femmes et leur potentiel rôle dans le hip-hop.

- Je trouve ça cool.

- C'est tout ?

- J'sais pas si j'aurais le temps.

- Ça ne te prendra que dix minutes. Tu ne seras pas payé mais considères qu'une bonne image de toi sur ma toile te rapportera quelques albums vendus en plus.

- L'argent ne m'intéresse pas plus que ça, tu sais.

- Je sais.

Je la regarde de nouveau, mais elle garde sa tête baissée. Impossible de la détailler.

- Je disais seulement ça pour la forme, j'imagine que si tu fais des concerts gratuits dans paname tu peux bien accorder dix minutes de ton précieux temps à une journaliste amateure qui te le rendra bien ?

Je soupire. Elle sait manier les mots la petite.

- T'as un numéro pour que je te rappelle ?

- Tu ne le feras pas.

Je ralentis à nouveau le pas lorsqu'on arrive dans mon quartier. Je n'ai pas tellement envie que la réplique d'Assassin's creed m'attende de pied ferme en bas de mon immeuble tous les matins.
Je suis en train de la juger mais on ne sait jamais.

- Donnes moi un seul rendez-vous, dans un Mc Do, peu importe. Dix minutes, pas plus. Et la prochaine fois que t'entendras parler de moi c'est quand j'aurais définitivement percé.

Je souris et m'arrête après avoir consciencieusement vérifié que nous n'étions pas suivis.

Elle se poste face à moi et relève un peu sa capuche de sorte à me regarder dans les yeux.

- J'aime la façon dont tu persévères. T'es insistante mais ça reste correct. Disons demain à huit heures au pied de ce bâtiment. Viens seule.

- Aussi tôt ?

- C'est pas en pionçant qu'on devient quelqu'un.

Je lui tourne le dos et reprends ma marche, avec cette même lenteur.

Son visage m'est étrangement familier, mais là tout de suite je ne cherche pas à savoir le pourquoi du comment,

Je suis fatigué.

TroubleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant