Chapitre 12

27 4 2
                                    

Septembre 2009

    

Bien que l'heure de fin de séance soit déjà dépassée, Isabelle ne veut pas me laisser partir. Je crois qu'elle a compris que quelque chose ne va pas.

Est-ce mon regard fuyant ? Mes gestes nerveux ?

Est-ce mon insistance à refuser de parler de ma relation avec Valentin et des raisons qui font que nous sommes toujours ensemble ? J'ai essayé plusieurs fois de revenir sur un sujet d'actualité, comme le trouble que me procure Vence, mais elle me ramène toujours au même endroit et cela finit par m'agacer.

— Vous m'emmerdez, avec vos questions, dis-je brusquement. Dites-moi combien je vous dois, je vais rentrer chez moi maintenant.

Mais ma vulgarité, tout comme mon ton excédé, ne l'effraient pas. Au contraire, je la vois sourire avec une certaine nonchalance.

— J'ai touché un point sensible ? demande-t-elle.

— Pourquoi est-ce que vous ne me dites pas tout simplement qu'il est l'heure, que c'est cinquante euros et qu'on peut se revoir dans une semaine ?

Elle m'observe un court instant.

— Parce que je ne laisse jamais personne ressortir dans l'état d'anxiété dans lequel vous vous trouvez actuellement.

Je lui jette un regard surpris. Moi, anxieuse ? Pas plus que d'habitude ! Enfin... Le regard d'Isabelle me met soudain le doute. Je baisse les yeux vers mon corps comme si je contemplais celui d'une étrangère.

Je prends soudain conscience de mes mains qui tremblent, de mes ongles qui griffent inconsciemment mes poignets, de mon cœur qui bat la chamade, de mes yeux qui refusent de se poser comme s'ils cherchaient une trouée d'air au milieu d'un nuage toxique.

Je dois avoir l'air hagard d'un oisillon tombé du nid. Avec les quelques kilos que j'ai perdus ces dernières semaines, et mon shampoing qui a pris deux jours de retard, je ne ressemble probablement pas à grand-chose.

C'est peut-être ce qui inquiète Isabelle.

— Qu'est-ce que vous voulez savoir, au juste ?

— Pourquoi êtes-vous toujours avec Valentin ?

J'hésite. Les mots, acides, me brûlent la bouche. J'ai l'impression que rien de ce que je pourrai dire ne traduira exactement mon ressenti. Malgré tout, je finis par lui abandonner deux courtes phrases.

— Parce que Valentin, ce n'est pas un connard, lui. Contrairement aux autres.

— Quels autres ?

— Tous les autres.

— Vence est un connard ?

— Non ! Je...

Je m'interromps avant de lui reprocher de me faire dire n'importe quoi. Et qu'est-ce que j'en sais, après tout ? Cela fait deux mois que je connais Vence. Peut-être qu'il ne vaut pas mieux que les autres. Ce ne serait pas la première fois que je me fais avoir.

— Qui sont les connards, Sarah ?

Tous les hommes. Oui, c'est ce que j'ai envie de lui répondre. Tous, y compris Vence, et avec une seule exception à ma connaissance. Celui dont je partage la vie depuis deux ans. Mais les mots ne passent pas. Ça me fait comme une boule dans la gorge, quelque chose de dur et de douloureux.

Isabelle m'observe en plissant les paupières. J'ai l'impression qu'elle est en train de lire en moi. C'est terriblement déstabilisant et en même temps, je me surprends à espérer que, peut-être, elle comprendra sans que j'aie besoin d'ouvrir la bouche.

— Qui sont les connards, Sarah ? répète-t-elle soudain avec une extrême douceur. Qui est le connard ?

Une porte qui claque.

Mon cœur s'arrête de battre.

Des pleurs à n'en plus finir.

Ma vue se brouille.

Je crois que ce sont des larmes.

Je n'arrive plus à respirer.

Ce sont toujours les mêmes flashs qui reviennent. Toujours les mêmes images, les mêmes sons, les mêmes odeurs. Et chaque fois, comme une idiote, j'espère que le film va se terminer autrement. Mon imagination prend le pas sur mes souvenirs, me crée un nouvel univers, avec de nouveaux personnages et des monstres moins monstrueux. J'arrive même à me voir autrement, parfois, dans les bons jours.

Mais pas ce soir.

Des corps contre le mien.

L'envie de crever sur place.

L'angoisse, la fatigue, les interrogations, ce bureau étroit d'où ne je peux m'évader...

Je me sens prise au piège.

Je suffoque.

Il y a un mouvement devant moi et dans un geste réflexe, je me protège le visage de mes bras. Mais rien ne se passe. Aucun contact.

J'entends seulement une voix à mon oreille.

— Sarah !

J'écarte mon bras. Je reconnais Isabelle, qui me dévisage d'un air soucieux. J'aimerais baisser la garde, mais mon corps ne me le permets pas.

Les larmes continuent de couler.

J'ai l'impression de n'avoir toujours pas repris ma respiration.

— Sarah ! insiste Isabelle en s'efforçant de me ramener au présent. Je... Je suis désolée. Je n'ai pas mesuré à quel point...

Je la regarde sans comprendre.

— Ecoutez-moi, reprend-elle, un jour viendra où vous me raconterez. Mais pas aujourd'hui.

Je n'arrive pas à savoir ce que je ressens. Suis-je soulagée ? Frustrée ? Furieuse ? C'est comme si toutes mes émotions se mélangeaient en un immense magma cotonneux. Isabelle semble cependant percevoir quelque chose au travers de ce brouillard de sentiments, car elle ajoute soudain, presque dans un murmure :

— Pour l'instant, je n'en ai pas besoin. Le mal qu'il vous a fait, je le lis dans vos yeux.

Ses mots sont comme un uppercut. Peut-être parce que j'attendais qu'elle m'oblige à parler, et qu'elle m'offre de me taire. Ou parce qu'elle a déjà tout deviné.

Les digues cèdent.

La boule dans ma gorge éclate.

Les mots sortent. Hachés de sanglots, presque incompréhensibles, mais ils sortent.

Et je raconte.


Je choisis de t'aimerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant