Septembre 2009
La salle d'attente de madame Barreau ne ressemble à rien de ce que j'imaginais. Pas de musique d'ambiance invitant à la zen attitude, pas de peintures psychédéliques au mur, pas de petite table centrale sur laquelle s'amoncellent des tas de magazines éculés, même pas d'affichage mentionnant les tarifs ou la durée de la séance. Uniquement le tic-tac récurrent d'une pendule, un vieux canapé recouvert d'un plaid à fleurs et une immense bibliothèque de bois sombre. J'ai l'impression d'entrer chez ma grand-mère.
Il m'a fallu presque trois semaines pour oser décrocher mon téléphone et prendre rendez-vous. Pendant ce temps-là, je n'ai revu personne : ni Vence, ni Marie, ni même Constance et Matéo. Je n'ai pas répondu à leurs messages inquiets, ni à leurs appels insistants.
Après mon malaise de l'autre soir, que tout le monde a imputé à l'alcool, Valentin m'a ramenée à la maison et nous n'en avons plus reparlé.
Mais les souvenirs ont continué à tourner en boucle et je n'ai pas récupéré mon état normal. Valentin s'est d'ailleurs lassé de mon mutisme et de mes sautes d'humeur. Du coup, la semaine dernière, il a posé trois jours de congés au boulot et il est allé prendre l'air à la montagne, chez une amie d'enfance.
Restée seule, entre questions existentielles et mémoire douloureuse, j'ai pu sombrer à souhait.
C'est le manque de Vence qui m'a réveillée de mon état de léthargie. Ce que je ressentais dans mon cœur, j'ai fini par l'éprouver physiquement. La gorge serrée, la respiration courte, les mains tremblantes, l'envie de ne rien faire sinon l'attendre. Il me fallait sa voix. Il me fallait son odeur. Il me fallait ses mains posées sur moi.
Mais je n'avais toujours pas son numéro de téléphone, ni son Facebook, ni même son nom de famille. Un truc totalement impensable, surtout à notre époque, et pourtant... De lui, je ne savais que son prénom, sa gentillesse, l'intensité de son regard et la chaleur de ses bras.
Rapidement, j'ai réalisé que ce n'était pas normal. J'aurais dû être en manque de Valentin, mon compagnon depuis plus de deux ans, celui qui partage mon quotidien, et non de Vence que je ne connais que depuis deux mois.
J'ai compris que je ne pouvais pas continuer comme ça indéfiniment.
C'est là que j'ai décidé d'aller consulter.
J'ai trouvé deux ou trois noms de psys dans l'annuaire, mais je n'étais pas suffisamment confiante pour aller raconter mes secrets au premier venu, aussi professionnel soit-il. Je me suis alors rappelé d'une amie qui avait vu une personne compétente, quelques années auparavant. Je lui ai envoyé un message, auquel elle a répondu dans la foulée. C'est ainsi que j'ai eu le numéro de téléphone de madame Barreau.
Je l'ai appelée immédiatement, avant d'avoir le temps de changer d'avis. J'espérais qu'elle pourrait me recevoir rapidement. Elle a été au-delà de mes attentes.
— J'ai une place demain soir, à dix-huit heures.
Peut-être une défaillance quelconque dans ma voix lui a-t-elle indiqué qu'il y avait urgence. Quoi qu'il en soit, je l'ai mentalement remerciée de sa réactivité et j'ai accepté le rendez-vous.
Me voilà donc, en ce mardi soir, en train de faire les cent pas dans une salle d'attente semblable au salon de ma grand-mère. Je n'ose pas m'asseoir dans le canapé, comme si sa vétusté pouvait me contaminer. Imaginez, si je prenais quarante ans d'un coup ?
Quelque part dans le bâtiment, une porte claque et j'entends des bruits de voix. Vraisemblablement le rendez-vous précédent qui se termine. Le temps qu'ils se disent au revoir, je m'empresse de m'approcher de la bibliothèque pour faire semblant d'être occupée. Une minute plus tard, la porte de la salle d'attente s'ouvre doucement.
— Mademoiselle Mingot ?
Je détourne mon regard de l'impressionnante collection de livres contenue dans la bibliothèque, et suis surprise de me retrouver face à une femme que je trouve très jeune. Mon regard fait quelques allers et retours entre le plaid à fleurs datant du siècle dernier et la psy à peine sortie de l'école qui me regarde en souriant.
Ce n'est définitivement pas ce que j'avais imaginé.
Madame Barreau, Isabelle de son prénom, sait me mettre tout de suite à l'aise. Face à face dans la petite pièce qui lui sert de bureau, nous bavardons à propos de tout et de rien pendant quelques minutes. Puis lorsqu'elle me demande la raison de ma visite, je lui parle de Vence et de Valentin. De ma rencontre avec chacun d'entre eux, de ce que je ressens et de ce que je ne ressens pas. De mes espoirs, de mes frustrations surtout.
Isabelle – elle m'a demandé de l'appeler ainsi, pour faciliter les échanges – m'écoute sagement, parle peu, m'observe beaucoup. Sans m'intimider, toujours en souriant. Elle hoche régulièrement la tête comme si je lui contais l'histoire la plus passionnante du monde.
Mais alors que je commence à radoter et à aborder le sujet « Vence » pour la troisième fois d'affilée, elle m'interrompt brusquement.
— Sarah, vous êtes venue ici parce que vous n'arrivez pas à choisir entre deux hommes ?
— Eh bien...
J'allais spontanément répondre que oui, c'est bien pour cela que je suis venue ; mais un détail dans la façon de dire les choses me fait tout à coup hésiter sur la réponse à donner. Je bredouille :
— Oui, enfin non... en fait... ce n'est pas que je n'arrive pas à choisir... c'est... c'est que... je n'ai pas envie de choisir.
— Mais vous savez que vous ne pouvez pas avoir une relation avec deux hommes en même temps.
Entendre la formulation exacte de ma pensée dans la bouche d'Isabelle me fait frémir. Je baisse les yeux sans répondre.
— Vous aimez Valentin ?
— Oui.
— Et Vence ?
Silence. Je ne sais pas quoi répondre à cette question. Judicieuse question, en vérité. C'est peut-être le nœud du problème. Est-ce que je suis tombée amoureuse de Vence ?
— Je ne sais pas... Je crois... Mais... enfin, ce n'est pas pareil.
— Qu'est-ce qui n'est pas pareil ?
J'hésite. Extérioriser une partie de mon âme est beaucoup plus difficile que ce que j'avais imaginé. Les mots sont bien là, dans ma tête, mais ils refusent de sortir. Je me force pourtant.
Il le faut, si je veux avancer.
— Je n'ai pas eu le coup de foudre pour Valentin, dis-je tout en me maudissant de cet aveu. Il ne m'a pas chamboulée, il ne m'a pas transcendée, du moins pas comme on peut le lire dans tous les romans d'amour. Mais il était là, voilà, et il m'a apporté ce dont j'avais besoin. Il me connaît mieux que n'importe qui d'autre. Il m'aime. Vence, c'est...
Je frissonne en repensant à lui, à ses prunelles océan, à ses bras autour de moi, à son cœur pulsant dans sa poitrine, à son souffle irrégulier.
— C'est physique. C'est incontrôlable. Il suffit qu'il soit là pour que je perde pied.
Mes paroles me font honte. Si Valentin entendait ce que je viens de dire, il en serait brisé à vie. Je me déteste. Il mérite tellement mieux que moi.
Isabelle me scrute attentivement. Elle a une drôle de lueur dans le regard.
— Pardonnez-moi, Sarah, mais... au vu de ce que vous me dites, il y a une question qui me vient à l'esprit. Pourquoi êtes-vous toujours avec Valentin ?
J'ouvre la bouche pour répondre, puis je la referme aussitôt.
Une porte qui claque.
Il faudrait que je commence par là. Et je ne suis pas encore prête pour ça.
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Je choisis de t'aimer
RomansaSarah se pense heureuse en couple. Pourtant, lorsqu'elle rencontre Vence, toutes ses certitudes volent en éclats. Mais ces émotions inattendues font ressortir d'anciennes blessures, que Sarah n'est pas sûre de pouvoir affronter. C'est désormais une...