Septembre 2009
— Et ensuite ? demande Isabelle.
Je ne comprends pas.
— Vous avez dit que Valentin n'était pas un connard, contrairement « aux autres ». Au pluriel. J'en déduis que l'histoire ne s'arrête pas là ?
Je détourne les yeux, incapable de supporter son regard, mais j'accepte de raconter. Curieusement, mes larmes se sont taries au fur et à mesure de mon récit, comme si chaque mot prononcé emportait avec lui une partie de ma souffrance.
— J'ai passé ma première journée dehors à flipper au moindre regard. Dès que quelqu'un s'approchait de moi, je partais dans la direction opposée. J'ai quand même fait mes courses, tant bien que mal, et puis je les ai rapportées à l'appart'...
Plus je parle, plus je me souviens.
*** L'angoisse m'étreint lorsque je franchis la porte, avec des gestes quasi-identiques à ceux de ce soir-là. Je mobilise toute mon énergie pour empêcher les souvenirs de déferler dans mon esprit. Je me demande si cet étau glacial autour de mon cœur sera là à chaque fois. Si je vais devoir lutter à vie contre ma mémoire. Si je serai capable un jour de regarder de nouveau quelqu'un en face. L'idée de rester éternellement enfermée dans ces quinze mètres carrés me désespère. Et puis, mes amis vont bien finir par se poser des questions – par me poser des questions – si je continue à me planquer comme ça dans ma salle de bains. ***
— Je crois que j'ai agi par défi. Je m'en voulais de me laisser envahir par la peur, de rester cloîtrée chez moi... alors j'ai fait le truc le plus idiot que je pouvais faire. Le soir-même, je suis allée dans un bar et je me suis bourré la gueule.
Je frissonne brutalement tandis que cette époque se rappelle douloureusement à moi. Comme quoi, les souvenirs ne s'effacent jamais vraiment. Je sens le regard attentif d'Isabelle posé sur moi. Elle s'assure que je tiens le choc.
— Le premier soir, il ne s'est rien passé. J'ai enchaîné les shot, je suis rentrée dans un état second, je ne me rappelle quasiment de rien sinon que j'ai dû vaincre ma phobie du lit puisque je me suis réveillée dedans le lendemain matin...
*** Le choc est rude. L'espace d'un instant, j'ai l'impression que le cauchemar recommence. Je bondis tellement vite hors du lit que je me cogne dans la table. Je sursaute avec un grand cri – de peur plus que de douleur – et c'est seulement après que je me rends compte que tout va bien. Il n'y a personne avec moi. Mon rythme cardiaque reprend sa course habituelle, ma respiration se calme.
Je me dis que si j'ai réussi à dormir dans ce putain de lit, c'est que l'alcool est quand même sacrément efficace pour disperser les idées noires. ***
— Alors le lendemain, j'y suis retournée. Et le surlendemain aussi, et tous les jours de la semaine.
*** Le serveur me repère dès le deuxième jour. Au quatrième, même le patron commence à mettre un prénom sur mon visage. Il faut dire qu'une fille qui vient se mettre une caisse comme ça, chaque soir, sans rien dire, ça attire un peu l'attention. ***
— C'est le samedi que ça a dérapé. Forcément, il y avait beaucoup plus de monde que les autres jours. Et un mec est venu me parler. Enfin, il est venu me draguer, je devrais dire, mais j'étais trop raide pour m'en rendre compte.
*** Jusqu'au moment où je sors pour rentrer chez moi, et où je constate qu'il m'a suivie. Sur le moment, je ne comprends pas ce qu'il veut. Puis il me dit que sa piaule est à deux pas d'ici. D'un coup, ses intentions deviennent beaucoup plus claires.
Brusquement, je flippe. J'ai tout sauf envie que ce type me touche, mais je repense à Adrien. A ses mots. « Tu sais comment on appelle une fille qui allume un mec pour lui dire non ensuite ? Une salope ! »
Apparemment, vu la bosse dans le pantalon du type en face de moi, je viens de récidiver. J'ai allumé ce mec et maintenant je m'apprête à lui dire non. Peut-être bien que je suis effectivement une salope. J'imagine que le gars va s'énerver, lui aussi, si je le repousse. Mais je n'ai pas envie que ça recommence comme la dernière fois.
Une autre remarque faite par Adrien, un peu après la première, me revient alors à l'esprit. « Tu crois pas que si tu te laissais aller, ça serait plus agréable pour tous les deux ? »
C'est peut-être ça, la solution. ***
— Je l'ai suivi chez lui. Je l'ai laissé me grimper dessus. C'était affreux, ça a réveillé tous les souvenirs, mais j'ai tenu bon. J'avais peur que ce soit pire, sinon. C'est après, quand je suis rentrée, que je me suis sentie vraiment mal. J'ai bu, encore. Trop. J'ai vomi. J'ai pleuré. J'ai dormi un peu. Le lendemain, je ne pouvais pas m'empêcher d'y repenser, c'était infernal. Alors je suis retournée au bar, et j'ai recommencé exactement comme la semaine d'avant. Ivre morte tous les soirs. Jusqu'à ce qu'un autre type me drague. A lui non plus, j'ai pas osé dire non.
*** Et chaque semaine, quasiment, c'est le même refrain, la même spirale infernale. De l'alcool qui coule à flot. Des corps contre le mien. Des nuits interminables. Les hommes sont différents à chaque fois, certains plus agréables que d'autres, mais ils me procurent tous, et toujours, la même sensation de dégoût et de honte. Une honte diffuse, née de chacun de mes gestes. ***
— En fait, j'avais tellement peur d'être une salope que je suis devenue une pute.
Le terme choque Isabelle, je le vois sur son visage et dans ses yeux écarquillés, mais j'insiste :
— J'aurais pu coucher avec n'importe qui ! C'est comme si mon corps n'était plus à moi. A chaque fois, je me détachais un peu plus de lui. Du coup, c'était un peu plus facile physiquement, et un peu plus dur moralement...
*** Je me dis que je vais finir par tomber sur un fou furieux qui me tabassera à mort, mais ça ne me fait même pas peur. En vérité, je crois que j'espère tomber sur un type comme ça. Un qui me laissera sur le carreau. Qui mettra fin à cette existence de merde. Qui me libérera. C'est tout ce que ça m'inspire. Envie de crever sur place.
Sauf que le fou furieux ne vient pas. Et que la ronde continue. De l'alcool, encore. Des mecs, souvent. La honte, surtout, qui me suit comme une ombre dans chacun de mes gestes et à chacune de mes paroles. C'est presque une seconde peau. J'ai appris à vivre avec. ***
— La plupart de mes amis m'ont tourné le dos à ce moment-là. Même Constance, ma meilleure amie, a arrêté de me parler. Elle a dit qu'elle n'aimait pas ce que je devenais. J'aurais bien aimé lui avouer que moi non plus, je n'aimais pas cette Sarah-là, mais elle aurait forcément posé des questions et moi, j'étais pas prête à lui répondre. Alors je l'ai laissée s'éloigner.
Je sens percer dans ma voix toute l'amertume qu'a pu faire naître – aujourd'hui comme à l'époque – cette mise à l'écart que j'ai toujours vécue comme injuste.
Je me revois endurer chaque nuit comme un calvaire, puis m'y replonger, inconsciemment mais volontairement, encore et encore.
Je me revois espérer en finir, hésiter quotidiennement devant chaque voiture, chaque lame de rasoir, chaque plaquette de médicaments, chaque fenêtre située au-dessus du troisième étage.
Aujourd'hui encore, je sens que je ne suis pas guérie, et qu'il suffirait de peu pour que je replonge.
— Vous savez, dis-je à Isabelle, quand j'y repense, le plus grand mal qu'il ait pu me faire, finalement, ce n'est pas ce soir-là ; c'est d'avoir fait de moi quelqu'un que je méprise.
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Je choisis de t'aimer
RomanceSarah se pense heureuse en couple. Pourtant, lorsqu'elle rencontre Vence, toutes ses certitudes volent en éclats. Mais ces émotions inattendues font ressortir d'anciennes blessures, que Sarah n'est pas sûre de pouvoir affronter. C'est désormais une...