9. Adrien

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Média: Cédric Sanchez.

Treizième jour en communauté.

Je ne veux pas qu'elle découvre. Non, il ne faut pas... elle prendrait peur, par la suite... et je n'aurai qu'à abandonner toute idée de la draguer. Adossé à ma fenêtre de chambre, le regard perdu au loin, je réfléchis. À mon passé. Mon horrible passé... je prends mon sac à dos et commence à entrouvrir la porte de ma chambre, la mine sombre. Comme si j'allais tuer quelqu'un.
- Salut bouffon !
Et ils se mettent tous à m'encercler. Je reprends mon souffle et ferme les yeux, comme pour m'assurer que rien n'allait se passer.
- Oh, il a peur le tout petit !
Je sens un coup. Puis un deuxième. À partir de là tout se passe bien, mais le troisième me plaque au sol. Mon nez commence à saigner, mais je tiens bon jusqu'au bout. Ils se déchainent sur moi, mais je ne veux pas me faire passer pour une mauviette. Je ne suis pas quelqu'un de faible, je ne suis pas quelqu'un de faible !
J'ouvre les yeux, la main sur la poignée de ma porte de chambre. Mon souffle est irrégulier, mes membres sont
tremblants... pourquoi, pourquoi je n'arrive pas à oublier ?!
- Laissez le tranquille !
Non... pas ça... pas cette voix !
- Est ce que ça va ? Je m'appelle Lise, Lise Sanchez.
Je pousse un gémissement d'impuissance avant de glisser mes pieds pour m'affaler sur le parquet dur et froid de ma chambre. Je sais qui peut encore m'aider à oublier. Si seulement cela avait déjà été le cas depuis un an !

***

En entrant dans le cabinet de Mr Millet, le psychologue du lycée, je me sens déjà un peu mieux. En même temps, il a eu l'intelligence de mettre le pot à bonbons bien en évidence sur son bureau, cette fois. Tel un homme poli et bien éduqué, il se lève de sa chaise pour venir m'accueillir. Je lui souris de toutes mes dents, même si le coeur n'y est pas.
- Monsieur Anderson, alors vous revoilà. Bien le bonjour. Comment va votre mère depuis la dernière fois ?
Je lui jette ce regard méfiant dont j'ai le secret, et qui fait reculer n'importe quelle victime. Et surtout Monsieur Millet qui baisse les yeux.
- J'en sais rien du tout. En tout cas, je ne l'ai pas entendue tousser.
Elle ne s'intéresse pas à moi, pourquoi me sentirais-je obligé le faire ? Il répond d'un air un peu trop blasé:
- Ah, que c'est rassurant. Venez donc vous asseoir je vous en pris. Nous avons surement beaucoup de choses à nous dire.
Oui, en effet. Ce qui veut dire qu'il est au courant pour la tentative de suicide non expliquée. Et à ce moment précis, je sais qu'il va me demander ce qui m'a pris de faire ça.
- Qu'est ce qui vous a pris de faire ça ?
Je souris. Non seulement, il est très prévisible, mais aussi très compréhensif. Je peux lui dire tout ce qu'il veut, il mettra ça sur le compte d'une certaine "maladie du cerveau" dont je n'étais pas forcément au courant.
- Je ne sais pas trop. J'avais pensé que de là haut, j'aurais pu voir le palais des Beaux-Arts. Mais, non en fait.
Attention, utilisation d'une métaphore très originale:
- Ne tournez pas autour du pot Monsieur Anderson. Vous savez que si vous continuez ainsi, je perdrai ma place au sein de cet établissement ! Je suis responsable de votre cas !
- J'en suis bien conscient. Juste, je suis responsable de mon cas. Et je n'étais pas en train de vouloir me suicider. Ce serait idiot de ma part, non ? J'ai une vie merveilleuse et des parents débordant d'affection pour moi !
J'adore la petite pointe d'ironie dans ma voix. Je ne sais pas mentir, alors autant le faire tout en blaguant. Il va alors droit au but:
- Avez-vous une utilisation fréquente de certains médicaments non prescrits par votre docteur ? De la drogue ?
- Quoi ? Je ne suis pas désespéré à ce point pour en arriver là !
Millet me jette un regard suspect, et je suis carrément offensé.
- Croyez-moi: la drogue et moi, ça ne fait pas bon ménage. Mourir de cette façon, c'est vraiment lâche, je trouve. Mais je vous promets qu'en ce moment, j'ai arrêté les suicides !
- Peut-être à cause de Mademoiselle Allard ?
Alors là, je ne m'y attendais pas du tout pour cette fois.
- Qui... quoi ?
- Le journal, Anderson. Vous devriez le lire, de temps en temps.
Il me tend un article de journal où est écrit en première page: "une jeune fille de dix-sept ans sauve un lycéen du suicide". Je sens mes dents se serrer toutes seules.
- C'est rien d'autre qu'un malentendu.
- Ah oui, vraiment ?
- Oui... on était montés tous les deux là haut, et puis je me suis un peu trop penché alors elle m'a attrapé le bras et puis voilà. Méfiez-vous: il ne faut pas croire tout et n'importe quoi.
- C'est bien pour cela que j'ai beaucoup de mal à vous croire.
Je lève les yeux au ciel, excédé. Il est plutôt dur en affaire, en ce moment. Il a sans doute peur de perdre sa place au sein de notre merveilleux lycée...
- Si je suis venu, c'était pour vous parler du passé, pas du présent.
Il voit tout de suite de quoi je veux parler.
- C'est donc à cause de cette histoire que vous êtes ainsi ? Laissez donc cela de côté et sortez un peu avec... avec... avec Mademoiselle Allard par exemple !
- Je ne peux pas oublier ! Comment je pourrais faire ?
Et là, il va me sortir le grand speech de professionnel du genre "changez-vous les idées", "arrêtez de dramatiser pour ces bêtises", "le passé doit être passé, et le présent doit être un cadeau", ...
- Il faut vous changer les idées, faites donc quelque chose de votre vie et arrêtez de dramatiser pour ces pacotilles ! Le passé doit être passé, et le présent doit être un cadeau, souvenez-vous de ce que je vous ai dit la semaine dernière. Mademoiselle San...
- Non ! Ne prononcez JAMAIS son nom, entendu ?!
Je me rends compte que je me suis délibérément levé de ma chaise. Millet me regarde fixement de ses yeux de crapaud l'air de dire "j'ai du pain sur la planche...".

***

Dans les couloirs du lycée, je fais comme à mon habitude: je baisse les yeux et j'avance. Bon, cette technique n'est peut-être pas à mon avantage, car je suis déjà à moitié myope et je ne mets jamais mes lunettes, mais si en plus je regarde le sol, je suis sûr de me prendre au moins trois lycéens en pleine figure. Lorsque j'arrive dans la cour, je vois un homme s'approcher de moi. Du moins, ses chaussures. Je pense tout de suite à mon prof de maths en raison de mon cinq, mais lorsque je relève la tête, je m'aperçois que je ne connais pas cette personne... mais il a un air familier horriblement frappant. Le teint basané, les cheveux bruns, le corps frêle, les dents bien blanches et les yeux pétillants de joie. Il me regarde avec un grand sourire, mais mon visage doit être tendu par la concentration.
- Salut, je m'appelle Cédric. Je suis nouveau et je cherche la bibliothèque.
Cédric... Cédric... non, je ne connais pas de Cédric. Je hausse les épaules même si j'ai l'air d'un idiot. Je dis tout d'une traite:
- Le bâtiment juste ici, troisième porte à gauche au rez de chaussée. Moi c'est Adrien Anderson, et c'est quoi ton nom de famille ?
Juste au cas où, pour savoir si son nom me dit quelque chose.
- Sanchez. Cédric Sanchez. Merci, j'étais vraiment perdu. Il est très grand, ce lycée.
Rien qu'à l'évocation de son nom de famille, je me fige. Sanchez... la voix de Lise résonne dans mes tympans.
- Tu es plutôt bizarre, mais je t'aime bien quand même.
J'éclate de rire, comme si c'était la blague de l'année.
- Pour moi, c'est un compliment !
Elle me sourit sans aucune fausse note, dévoilant ses petites fossettes aux creux des joues.
- Ça l'est.
Je plaque mes mains sur mes oreilles pour ne plus entendre ça. Cédric perd son sourire bienveillant.
- Est ce que ça va ?
Je hurle comme si c'était la première chose à faire pour me secourir, mais rien ne se passe. À présent, tout le monde s'est regroupé autour de moi comme si j'étais une bête de scène, et les souvenirs remontent comme une torture de plus en plus forte, une blessure qui s'ouvre petit à petit... elle me parle, maintenant, et je dois commencer à délirer...
Adrien. Adrien, ne fais pas ça. Oublie-moi. Ce n'est pas de ta faute...
Je sais que ce ne sont que des conneries tout ça, des conneries et rien d'autre !
- Adrien !
Oh non, pas Mélina, par pitié, qu'elle ne me voit pas dans cet état... j'ouvre les yeux d'un seul coup, puis une ombre m'envahit, et tout le sommeil que j'avais accumulé jusque là, tout ce chagrin et cette peine que j'avais retenus enfoui en moins me fait sombrer... tout ce que je ressens au dernier moment de ma chute, c'est le contact dur et froid du sol, comme dans ma chambre.

Ne me laisse pas tomberOù les histoires vivent. Découvrez maintenant