19. Adrien

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Média: Adrien Anderson.

Dimanche.

Mon Dieu, qu'elle me plait... même en allant chez mon père, je pense toujours à elle, et ça malgré mon terrible pressentiment que quelque chose de grave va se passer. Je suis presque entièrement certain que Rachel le ressens, elle aussi. Lorsque la dénommée "Vanessa", la nouvelle compagne de ma moitié paternelle nous ouvre, son visage est déformé par l'inquiétude. Mon nouveau demi-frère de cinq ans et demi, Félix, joue avec une voiture télécommandée dans le salon, la casquette de baseball de mon père sur la tête. Je jette un oeil à ma soeur ainée pour voir si elle a bien vu la même chose que moi, et celle-ci pince des lèvres en murmurant un petit "tu te souviens ?". Bien sûr que je me souviens. Papa ne voulais absolument pas que l'on pose nos sales pattes sur sa casquette fétiche de baseball. Et, d'après mes sources, il la confie à son nouveau gamin turbulent qui hurle tout le temps en pensant surement que ce serait son "héritier". Car on ne peut pas dire que j'eus été un adepte du baseball... je l'ai déçu. Mais ce n'est pas ça qui doit forcer son père à perdre contact avec ses propres enfants. Je me tourne vers Vanessa qui se ronge les ongles.
- Où est mon père ?
J'aime beaucoup insister sur ces mots devant elle. Elle me répond de sa voix agaçante:
- Au sous-sol. Fais attention, il est dans sa mauvaise période...
Ah. Je me disais bien, aussi... Maman dit que quand Papa est "dans ses périodes de grandes réflexions", et qu'il fallait toujours le laisser seul. Il est souvent violent, dans ces moments. Un peu psychopathe dans sa tête, et il faut croire que sa progéniture en a subi les conséquences... je hoche la tête en ayant l'air de dire "je vais faire une connerie".
- Adrien... me prévient Rachel.
Mais je lui tourne le dos avant de descendre au sous-sol. C'est une petite pièce à l'écart des autres, plutôt bien aménagée. Il y a un canapé, une grande télé écran plat, des tiroirs de rangements et une énorme étagère où sont posées tous les prix de baseball de mon père. Je me rappelle même lui en avoir piqué une, étant plus jeune, puis de l'avoir démontée pour enfin tester le magnifique microscope que j'avais eu à Noel. J'ai failli y laisser ma vie. Dans ce décor de film américain, je retrouve mon père assit sur le sofa devant un match de foot et... une bière dans la main droite que je vois dépasser du dossier.. ouh la, c'est très mauvais pour moi. Mais il exagère tout de même un peu sur les bords: on ne se voit qu'un week-end sur quatre et il n'est pas foutu de se déplacer pour voir ces gosses. Quel flemmard... Je toussote et la bouteille de bière se fige d'un coup. Impressionnant. J'aperçois enfin une tête endormie dépasser du canapé, et je pousse un soupir en tapotant du pied. Les yeux globuleux de mon père n'auront pas finis de me surprendre...
- Qu'est s'tu fous là ? Me dit-il de sa voix morne et rauque.
Celle d'un vieux paysan bourru qui vient de se réveiller. Il se lève à la manière d'un homme truculent. Un peu comme moi à l'époque où je voulais être cow-boy.
- Tu te souviens qu'on devait passer te voir, aujourd'hui ? Rachel et Emma sont en haut parce qu'elles avaient peur de voir ta tronche de cinglé.
La franchise est une chose à laquelle il ne faut pas trop abuser avec mon père, et c'est pour ça que j'en profite autant. Un sourire niai apparait sur mon visage, alors que le sien se déconfite.
- Tu parles mieux qu'ça à ton père. Chuis trop crevé pour m'énerver, Anderson, pas aujourd'hui.
Il se frotte le visage en baillant.
- Ah oui, je comprends. Et, une question: ça te ferait quoi d'apprendre que ton fils passe une nuit sur deux à ne pas du tout dormir ?
- Arrête de parler. Un simple bonjour aurait suffi...
- Bonjour.
- Au revoir. Allez oust.
- Et ça te ferait quoi d'apprendre que ton fils fait des tentatives de suicide minimum 50 fois par an ?
Autant aller droit au but. Il cligne des yeux comme il peut, mais il semble encore endormi.
- Dégage.
- Tu peux dire "dégage de ma vie", aussi, ça va plus vite.
- Si ça peut te faire taire.
C'est dit si simplement que c'en est presque naturel. Il s'approche dangereusement de moi, mais je ne recule pas. Je ne veux pas montrer mes faiblesses.
- Je n'ai aucune envie de me taire.
- Ne me cherche pas.
Sa voix s'est endurcie et il me pointe du doigt. Je devrais me montrer un peu plus méfiant à partir de maintenant.
- Et alors, où sont donc passées tes répliques légendaires ? Tu préférerais me tabasser plutôt que de trop réfléchir ? C'est vrai que c'est dur pour toi, de réfléchir. Ça donne mal à la tête après.
- Arrête de parler, tu me fatigues...
- Tu fais peur à tout le monde dans cette maison. Tout le monde sauf moi. Eh ouais, tu es dépassé, je n'ai plus peur de toi maintenant. À force de faire toujours la même chose, on finit par être largué, non ?
Je l'entends grogner comme un petit caniche. J'étouffe un rire. Mais ses poings se serrent, et un sourire innocent se trace progressivement sur mon visage.
- Allez, viens te battre ! Admets-le ! Admets que tu a-dores donner un bon coup de poing dans le nez à ton fils !
Ça ne loupe pas: il saute sur moi, les deux mains prêtent à me plaquer contre le mur. Mais je parviens à l'esquiver de peu. Je cours vers le canapé pour me mettre hors d'atteinte, mais il me rattrape trop vite et me prend par le t-shirt pour me mettre, bien évidemment, un bon coup de poing dans le nez. Il me relâche, et je m'effondre par terre. À genoux sur le sol, je sens ma tête me tourner et le sang chaud couler de mon nez. Mais je ne ressens aucune douleur, le monde devient juste un peu flou a un moment. Je perçois les pas précipités de mes sœurs dans les escaliers du sous-sol, et je souris en bredouillant quelque chose du genre "tu ne m'as pas loupé, cette fois", sauf que je m'évanouie avant de finir ma phrase.

***

Lorsque je me réveille, je sens un mouchoir me tamponner le nez. J'ouvre d'abord un œil avant d'apercevoir Rachel, l'air désespéré avec Emma qui la regarde faire avec intrigue. Lorsqu'elle constate que je suis enfin éveillé, elle pousse un long soupir, et je souris fièrement. C'est toujours moi qui prends les coups de mon père ! Et j'ai l'habitude d'avoir de fortes migraines, en sa compagnie.
- On t'avait bien dit de ne pas le provoquer, répète Rachel qui décide de laisser tomber le mouchoir.
- Je sais. Mais c'est plus fort que moi. Je ne peux pas m'empêcher de lui rappeler qu'il est cinglé.
Emma baisse automatiquement les yeux. Elle n'aime pas vraiment parler de ces choses-là. Elle n'a que dix ans, après tout.
- Tu sais où il est, maintenant ?
Rachel se lève dans un long soupir tandis que je suis toujours allongé sur le sol glacé du sous-sol.
- Fumer une cigarette. Tu l'as vraiment mis de mauvais poil.
Soudain, une idée me vient à l'esprit. Rachel semble s'en apercevoir rien qu'à la tête que je dois faire.
- Je devrais m'y mettre, moi aussi.
- T'y mettre à quoi ?
- À la cigarette.
Emma éclate de rire, mais ma sœur aînée ne semble pas être du même avis. Pourtant, je suis très sérieux.
- On ne plaisante pas avec ça, Adrien !
Puis elle s'éloigne dans les escaliers, tandis que je réfléchir sérieusement à me procurer des cigarettes. Juste pour tester. Juste pour faire comme mon père. Juste pour avoir au moins quelque chose en commun.

Ne me laisse pas tomberOù les histoires vivent. Découvrez maintenant