Le dé nous ment

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Deux mois avaient passé depuis l'incident. Le bureau d'Edouard était un vrai bazar. Plusieurs monticules de récipients en tout genre, verres, tasses ou bols s'élevaient de part et d'autre de l'écran. En fait, son logement était un vrai bazar.

Edouard claudiquait cahin caha dans un chaos chronique. Il trébuchait sur des vêtements, se frottait contre des murs salis par les dépôts de graisse jadis volatiles. Son appartement ne sentait rien ou du moins il ne sentait plus son appartement. L'immobilier et l'homme ne faisaient plus qu'un.

Comme toujours, les volets ne laissaient filtrer qu'un mince trait de lumière dans lequel circulait lentement la poussière. S'il ne sentait aucune odeur globale, quelques récipients, quand il marchait à proximité, exhalaient des odeurs délicates de pourriture. Il saisit au vol un verre vide pour vérifier que l'odeur provenait de ce truc qu'il avait dû boire. La sonnerie continuait de hurler dans l'appartement alors qu'il reposa le verre sur l'un des monticules et commanda à son Toshiba de répondre à l'appel. L'écran l'éblouit presque en affichant le visage de la jeune fille de la file d'attente.

Il le contempla quelques secondes. La publicité était énervante en soi mais voir une ex devenue mannequin avait quelque chose de jouissif et de frustrant à la fois.
Il laissa la publicité jusqu'au bout, oui le module de message fit apparaître le visage en gros plan de Fleur93.

-Ça va, t'es pas trop pressé ?, s'agaca-t-elle d'emblée. Cela faisait une bonne minute que la sonnerie d'appel retentissait.
-Excuse-moi doudoune, je dormais comme un bébé.
-Ne m'appelle pas comme ça ! As-tu préparé tes affaires ?
-Oui, oui (non, non) !
-Je suis dans la Voitube, il y a une déviation, je serai là dans dix ou quinze minutes.
-Ok, j'arrive. Laisse-moi le temps de me réveiller un peu.

Elle coupa la conversation. Fleur n'avait pas de doux que le prénom, mais elle protégeait sa naïveté derrière une barricade de petite violence quotidienne. Celle-ci tombait peu à peu quand ils vivaient quelques jours ensemble. Mais après un laps de temps solitaire, il fallait repartir à l'assaut de la barricade.

La conversation coupée, l'écran afficha la fenêtre précédente : la couverture de son histoire et son pseudo, désormais affublés de brocards Wattys 2040, signifiant en lettres d'or qu'il avait gagné au concours. Il regarda de moins en moins distraitement l'écran. Les pixels devinrent image, l'image devint idée.

Il "cliqua" sur la catégorie concours, et fit défiler les icônes, jusqu'à trouver ce qu'il cherchait. Wattys 2039. Le Normand se rendit dans la partie commentaire. Là où tout avait commencé. Il fut contrarié en se rappelant que le commentaire de celui qu'il cherchait avait été effacé. Comment s'appelait-il, déjà... il remonta le fil des commentaires et retrouva l'un de ceux de Jjabramssabeach. C'était lui. Édouard fit afficher son profil et laissa un mot. Le mot était un peu agressif, même traduit :

-Hi ! You probably don't remember me but you insulted me on commentaries of Wattys 2039 a year ago, when I asked help. You told me "noob a boots", now I just wanted to tell you I won the Wattys 2040. Who's the fucking noob a boots now ?

Il se sentait soulagé. Comme un sentiment d'accompli. Il se dit que c'était la finalité de tout ce qu'il avait vécu. Faire ravaler les préjugés de quelqu'un qui l'avait cataloguaient trop vite, en oubliant de s'imprégner des autres et de la nouveauté.

Il reçut une réponse aussitôt :

- WTF ?! How could I remember about what I wrote A FUCKIN YEAR AGO ?! Noob a what ? Doesn't mean anything, froggy. This topic is closed, since one year, you fucker bastard.

Le choc ne fut pas immense. Comme une petite tape derrière la nuque. Toute son année avait été basée sur une discussion et une humiliation dont lui seul se souvenait. Il n'était plus très sûr qu'une blessure inconnue des autres existât vraiment.

Wattys 2040Où les histoires vivent. Découvrez maintenant