Chapitre 5

888 59 0
                                    

Un samedi matin, alors que la journée s'annonçait clémente, les nuages ne tardèrent pas à faire leur apparition dans le ciel. Gris et denses, ils virevoltaient, soufflés par le vent qui s'était levé. La température dégringola peu à peu. Emma dut enfiler un sweat-shirt au moment de sortir de chez elle. La jeune femme blonde, après une bonne demi-heure de marche soutenue, comprit qu'elle devrait se dépêcher avant de se retrouver bloquée par l'orage.

Bercée par le rythme de ses pas, elle laissa son esprit vagabonder, repensant involontairement à sa conversation avec Daniel. Non pas aux anecdotes, mais à certains détails que son voisin lui avait confiés au sujet de Régina.

Certes, la commerçante avait l'air d'une personne bien. Alice, comme Daniel l'avait remarqué, était une enfant adorable. Mais Emma refusait de s'intéresser à la jeune mère : elles se connaissaient à peine, venaient de milieux sociaux totalement différents. Depuis que Henry avait failli se noyer, elles n'avaient échangé qu'une poignée de mots. Cela n'indiquait nullement la présence d'une relation, quelle qu'en soit la forme.

Alors pourquoi avait-elle eu l'impression que Daniel essayait de jouer les entremetteurs ?

Elle devait se rendre chez lui ce soir. Il lui avait proposé un barbecue. Elle avait longtemps hésité avant d'accepter. Maintenant elle s'en réjouissait, tout en ne sachant quoi penser exactement. Une soirée entre amis autour d'un bon vin rouge italien. Elle savait que cela n'avait rien d'extraordinaire. D'autres femmes le faisaient tout le temps. La plupart des femmes, en réalité, savaient qu'elles pouvaient le faire si elles en avaient envie. Sauf Emma. Elle ne savait pas ce que cela signifiait « passer une soirée avec des amis ». Elle supposait que c'était ce qui la différenciait, elle, des autres femmes.

La jeune femme blonde n'avait pas avoué toute la vérité à Daniel. Sur son enfance, en autres. Elle n'avait pas dit, par exemple, que le père d'une de ses familles d'accueil était mauvais quand il avait bu. Qu'il avait l'habitude de l'attacher à un radiateur. Qu'un autre la frappait régulièrement, alors qu'elle n'avait que douze ans, bien qu'elle ne fasse rien de mal. Qu'une nuit, elle s'était enfuie de cette famille. Qu'elle avait erré dans les rues de Boston, seule avec sa valise, volé dans ces mêmes rues pour survivre. Jusqu'à ce qu'un jour elle soit arrêtée et se retrouve dans une autre famille. Qu'un soir, lors de ses quatorze ans, le père vienne en plein nuit, alors qu'elle dormait à poings fermés, pour abuser d'elle. Elle l'avait repoussé de toutes mes forces. Il l'avait prise par le cou car il était bien plus fort. Alors qu'elle se débattait, elle avait pu attraper la lampe de chevet, le frapper à la tête. Il ne s'y attendait pas. Elle l'avait eu par surprise. Elle s'était enfuie une fois encore.

« Peut-être faudra-t-il que je raconte tout cela un jour », songeait Emma.

Elle n'avait pas vécu une enfance de rêve. Et alors ? À dix-huit ans, dans une tristesse sans fin, elle dut se débrouiller seule. Son enfance, cependant, n'avait rien à voir avec la véritable raison de sa venue à Storybrooke.

La jeune femme, toujours marchant, revint au présent, oubliant pour l'instant son passé. Elle s'arrêta à l'épicerie.

— « Bonjour Miss Emma ! » s'exclama Alice lors de son arrivée.
La petite était penchée sur un livre à colorier. Crayon en main, elle s'appliquait sur un dessin représentant des licornes et des arcs-en-ciel.

— « Bonjour Alice. Tu vas bien ?
— Oui. » L'enfant leva le nez de son livre à coloriage : « Pourquoi tu viens toujours à pied ?
— Parce que je n'ai pas de voiture.
— Pourquoi ?
— Je n'ai pas le permis.
— D'accord, dit la petite fille. Comment trouves-tu mon dessin ?
— Très joli. Tu as fait du bon travail.
— Merci. Je te le donnerai lorsque je l'aurai fini.
— Tu n'es pas obligée...
— Je sais, mais j'y tiens. Tu pourras le mettre sur ton frigo. »

Alice sourit et se redressa.

— « C'est justement ce que je comptais faire, répondit la jeune femme blonde.
— Tu as besoin d'aide pour tes courses ?
— C'est gentil mais je pense pouvoir me débrouiller toute seule. Comme ça gamine, tu peux terminer ton coloriage.
— D'accord. »

Tout en prenant un panier, Emma vit Régina s'approcher. Elle lui fit signe. Elle eut l'impression, même si cela semblait irrationnel, de la découvrir réellement. De découvrir sa chevelure d'ébène, ses quelques rides au coin des yeux, sa voix alto si douce. Comme si toutes les sensations qu'elle avait éprouvées la première fois où elle l'avait aperçue, une nuit peu après son arrivée, comme si toutes ces sensations qu'elle avait rejetées avec force, revenaient soudainement à la surface.

Emma fut étonnamment troublée de remarquer de telles choses à propos d'une autre femme, bien qu'elle eût déjà vécu, lors de sa jeunesse, une aventure au féminin avec son amie Lily. L'orpheline était convaincue qu'il lui était dorénavant impossible de ressentir de telles émotions.

— « Bonjour Emma. Comment allez-vous ?
— Très bien, et vous ?
— Je n'ai pas à me plaindre, dit la jeune femme brune en souriant. Je suis contente de vous voir. Je voulais vous montrer quelque chose. »

Elle désigna alors le moniteur vidéo où se trouvait l'image d'Henry, assis sur le ponton, une canne à pêche dans les mains.

— « Vous l'avez laissé y retourner, constata Emma.
— Remarquez ce qu'il porte.
— Un gilet de sauvetage.
— Il m'a fallu du temps pour en dénicher un qui ne soit, ni trop volumineux, ni trop chaud. Mais celui-ci est parfait. Vous n'imaginez pas combien cela le rendait malheureux de ne plus pouvoir pêcher. Il m'a suppliée maintes fois de changer d'avis. Je ne supportais plus de le voir si triste, alors, j'ai trouvé cette solution.
— Cela ne le dérange pas de le porter ?
— C'est la nouvelle règle : soit il le met, soit il ne pêche pas. Je ne crois pas que le gilet le gêne.
— Est-ce que cela lui arrive d'attraper des poissons ? demanda la jeune femme blonde après un moment de silence.
— Pas autant qu'il aimerait, mais il en attrape, oui.
— Vous les mangez ?
— Parfois. En général, Henry les remet à l'eau.
— Je suis contente que vous ayez trouvé une solution.
— Une meilleure mère l'aurait sans doute trouvée avant.
— J'ai pourtant l'impression que vous êtes une bonne mère. »

Elles se dévisagèrent encore quelques instants avant que Emma ne détournât le regard. Régina sentit la gêne de la jeune femme. Elle se détourna, sortit un sac de légumes qu'elle déposa sur le comptoir :

— « J'ai quelque chose pour vous. Tomates, concombres et plusieurs variétés de courges. Vous aurez peut-être envie d'y goûter. Mon mari affirmait qu'il n'existait pas de meilleurs légumes.
— Votre mari ?
— Oui, mon défunt mari, je veux dire. Il nous a quittés.
— Je suis navrée, murmura la jeune femme blonde, en repensant à sa conversation avec Daniel.
— Merci, répondit-elle à mi-voix. C'était quelqu'un de formidable. Il vous aurait plu.
— Encore désolée, je dois partir. Bonne journée, Régina.
— Au revoir. Bonne journée à vous aussi, Emma. »

Un amour éternelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant