Un amour éternel

Chapitre 18

Le mois de mai, cette année-là, connut une série de journées magnifiques, comme s'il s'agissait déjà du plein été. La température grimpait, avec une humidité assez forte pour alourdir l'atmosphère. Cette météo clémente incitait les gens à festoyer. Emma effectuait donc au restaurant de longs services du soir. Elle supportait difficilement cette chaleur, rentrant maintes fois chez elle éreintée, les jambes et les pieds douloureux. Non pas qu'elle n'eût l'habitude de marcher, mais errer de fermes en fermes au gré des petits boulots qu'elle trouvait n'était pas comparable à l'intensité de déplacements hâtifs de tables en tables, à slalomer entre celles-ci tout en portant de lourds plateaux, constamment concentrée pour n'oublier aucune commande. 

Ce soir-là, alors qu'elle était arrivée épuisée, peinant à pousser sa bicyclette, la négociante lui avait préparé un bain chaud mais pas trop. Elles avaient discuté tranquillement, la barmaid se détendant dans l'eau parfumée tandis que la veuve s'était assise à même le sol, portant un simple survêtement de sport.

Lorsque Archie avait conseillé à la serveuse de se construire de nouveaux souvenirs afin d'effacer ceux que lui avait imposés Neal, celle-ci avait finalement choisi ceux liés à la salle de bain, car il lui était trop souvent arrivé d'être incapable d'y entrer, submergée par ses émotions, au point de faire ses ablutions dans la cuisine. Elle n'avait d'ailleurs pas véritablement choisi. Regina, un jour, l'avait trouvée en larmes devant la porte de la salle d'eau, l'avait longuement consolée avant d'essayer de comprendre ce qui avait pu bouleverser sa douce guerrière, comme elle ne cessait de la surnommer, amenant ainsi l'orpheline à évoquer les profonds traumatismes qui la hantaient.

Les seuls moments, en réalité, où la barmaid entrait sans crainte dans la baignoire, étaient ceux du rituel de l'eau, ce rituel que le couple avait instauré après les séances de thérapie. La jeune femme blonde n'avait jamais osé avouer à la négociante, ayant trop honte pour cela, que les rares fois où elle se lavait dans la salle de bain, les rares fois où elle s'y sentait réellement en sécurité, avaient quasiment toutes lieu lors de ce rituel. La veuve n'avait pas tenté de faire parler sa compagne, comprenant intuitivement ce que celle-ci avait tu. Lorsque la crise de larmes de cette dernière s'était étiolée, la militaire avait simplement murmuré :

— « Nous inventerons de nouveaux souvenirs, des souvenirs si beaux qu'ils seront tel un raz-de-marée effaçant le passé. »

Construire ces nouveaux souvenirs avait pris du temps. Emma avait eu d'énormes difficultés à parler des viols récurrents que Neal lui imposait dans la douche, de cette manière qu'il avait de la mater en se masturbant, avant de la pénétrer brutalement dans l'anus. C'était Regina qui avait eu l'idée de rester simplement dans la pièce pendant que la jeune femme blonde se baignait, de rester assise en ne regardant jamais le corps de sa dulcinée, d'être toujours dos tourné à la baignoire, d'être son rempart, sa protection contre les mauvais souvenirs, placée de telle sorte qu'elle aurait pu repousser Neal s'il avait été là.

Peu à peu, la barmaid avait réussi à formuler de timides demandes. Cela avait commencé par le délicat parfum fleuri que portait souvent la veuve, par le désir qu'elles parlassent de tout et de rien lorsque la blonde préférait un bain à une douche.

Peu à peu, la jeune femme traumatisée avait accepté que la brune se retournât, qu'elles discutassent face à face dans une demi-pénombre, osant même demander à cette dernière de se mettre nue à son tour. Jamais celle-ci n'avait eu un geste déplacé, jamais un regard concupiscent, jamais elle ne s'était attardée sur les cicatrices dues aux coups violents que la serveuse avait reçus, au point qu'Emma souhaitait parfois qu'elles partageassent un bain, aimant de plus en plus se blottir dans les bras doux et rassurants de son si bel amour. Elle avait exigé, ces rares fois-là, que l'obscurité soit totale.