1-Distraite

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Je regarde l'affiche représentant un oiseau, m'imaginant volant à sa place au dessus de cette immense forêt de sapin saupoudrée de
neige. Je peux sentir la fraicheur de l'air circulant sous ses ailes et je ne perçois plus que comme un écho les discussions des élèves de ma classe.

Un claquement sec résonne me sortant immédiatement de ma rêverie et la voix  grave et autoritaire de mon professeur de mathématiques retentit :

"BZ1811 je sais que vous présentez des facilités dans cette matière mais je vous prierez de rester attentive et de suivre le cours"

Je détache mon regard de l'affiche et je lui réponds poliment :

"Oui, monsieur"

Il retourne se placer devant l'holo-écran, il pose la baguette en métal avec laquelle il a frappé mon bureau et il matérialise des suites de symboles et de chiffres complexes d'abord sur l'écran géant qui semble flotter dans l'air derrière lui puis sur les holo-écrans que nous avons chacun sur nos bureaux.

Je regarde les exercices avec dépit tant ils sont faciles et je m'amuse à observer les autres qui semblent déroutés par ces problèmes. Comme toujours, je suis la première à les avoir finis et je les envoie à mon professeur. Il me retourne la correction rapidement : je n'ai fait aucune faute mais il a laissé un commentaire à mon attention me demandant de venir le voir à la fin du temps 17.

Je lève mes yeux du message et je mets à profit le temps de réflexion de mes camarades pour dessiner la salle de classe en trois dimensions, juste à l'aide de l'implant relié a mon cerveau qui traduit mes pensées pour leur donner une forme sur l'application, chose que je fais souvent pour passer le temps durant ces longs moments. Je commence par le bureau du professeur qui occupe presque la largeur de la salle, je me représente dans ma tête chaque feuilles, chaque crayons, ainsi que le professeur, assis derrière sa table, fixant les élèves, les surveillant pour empêcher toute dispersion. Je m'attaque ensuite au mur : ceux-ci, un fois éteints, sont  d'un blanc immaculée. Mais, du temps 5 au temps 17, soit durant notre journée de cours, il émettent une légère luminescence bleue pour empêcher les élèves de s'endormir durant les 12 temps de cours. L'éducation occupe la moitié de notre journée, nous permettant ainsi d'être prêt le jour de notre seizième anniversaire et d'avoir acquis toutes les compétences utiles à la Société. Une fois les murs finis, j'entame la création des douze petites tables et petites chaises, chacune occupée par un élève. C'est alors que vient la partie la plus complexe : représenter mes camarades de classe. Je dois le plus fidèlement possible reproduire la texture de leur peau, les plis marquant leurs visages concentrés, leurs yeux allant du orange au violet, leurs tatouages d'identification, unique pour chaque individu et situé sur l'avant-bras gauche de tous les habitant du Dôme III, ainsi que le plus facile, leurs habits blanc immaculé en fibres indéchirables. Il est difficile de les fixer sans qu'il ne se retourne pour me lancer un regard irrité et je dois baisser les yeux pour ne pas les gêner. La représentation était presque parfaite et j'ajoute les côtes comme le professeur me l'a enseigné pour plus de précision : automatiquement, chaque objet s'ajuste et prend la bonne dimension, faisant de ma réalisation une miniature de la pièce. L'endroit où mon implant neuronal est logé commence à chauffer et je gratte machinalement le petit renflement au sommet de ma nuque, sorte de petite bosse dure au toucher.

Le bruit strident annonçant la fin du temps 17 retentit et j'en profite pour fermer l'application, ce qui a pour effet de faire disparaitre le modèle 3D de la salle. Les autres se précipitent vers la sortie, la plupart me jetant un coup d'œil méprisant à la volé. Je reste assise, attendant que le professeur finisse de pianoter sur son holo-écran personnel. Il lève finalement ses yeux d'un gris métallique sombre et son regard rencontre le mien. Son visage est , comme souvent, un masque : il ne laisse paraitre aucune émotion et même lorsque sa voix sort de sa gorge, elle ne m'en apprend guère plus sur son humeur actuelle. Mais ce qui frappe le plus lorsque l'on aperçoit ce professeur mais aussi ses collègues c'est qu'il possède des cheveux et des poils : toutes les personnes vivant dans Dôme III sont imberbes sauf les professeurs,les livreurs, ainsi que les personnes venant de l'extérieur du Mur, de la Société. Ils ne nous visitent que très rarement mais ils ne passent pas inaperçus au milieu de tous nos crânes parfaitement lisses, et leurs habits colorés dénotent également avec nos vêtements d'un blanc uniforme.

"Tu es encore distraite BZ1811 !"
Prononce-t-il, sa voix forte et ferme me faisant sursauter, me sortant instantanément de ma rêverie.

"Excusez-moi, monsieur, je m'étais perdue dans la contemplation de vos cheveux", ai-je murmuré piteusement.

Un sourire chaleureux se dessine alors sur son visage et le masque tombe pour révéler l'homme se cachant derrière.

"Pour cette fois, ne t'excuse pas, c'est vrai que mes cheveux sont quelque chose d'assez rare à Dôme III, et je t'avouerais que cela me fait toujours bizarre de voir tous ces crânes chauves, je me sens un peu seul avec mes cheveux."

C'est à mon tour de sourire gaiment, dévoilant mes dents parfaites.
Instantanément, il retrouve son masque et son ton froid :

"Soyons sérieux, ton attitude "dissipée" a été remarqué par les professeurs de presque toutes les matières et, le plus grave, en sport. Tu sais pourtant très bien que le sport est la matière la plus importante : ton corps doit être parfait pour les exigences de la Société."

"Mais j'ai presque obtenu les meilleurs résultats de ma classe !"

"Comme tu le dis toi-même,tu n'as pas obtenu la note parfaite or la perfection est l'essence même de la Société et les approximations ne sont pas admises au sein de celle-ci"

J'allais ouvrir la bouche pour répliquer mais je me ravise devant l'intensité de son regard. Je me lève et juste avant que je ne franchisse la porte, il me lance sur un ton moqueur, comme pour m'enfoncer d'avantage :

"Le crayon rouge n'était pas sur mon bureau. Ta représentation en 3D est donc fausse. Dommage, j'avais réellement espoir d'avoir un modeleur dans cette promotion. "

Je dois retenir la rage qui bouillonne en moi et me forcer à ne rien montrer. Toutefois, le crayon rouge était bien présent, comme toujours aligné avec les autres. Alors, je me retourne et je dis, avec la voix la plus neutre et froide possible :

"Douter n'est pas une qualité pour la Société et je peux affirmer que le crayon rouge est bien sur votre bureau : c'est hier qu'il n'était pas à sa place"

Il me sourit à nouveau en hochant la tête d'un air satisfait :

"Je pense que tu as raison et que la perfectionniste que tu es a des chances d'obtenir ce poste de modeleuse"

"Ce serait avec grand plaisir, monsieur" ai-je répondu en quittant la salle, arborant un large sourire qui illumine mon visage.

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