Chapitre 9

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Pour me changer les idées, je suis partie rendre visite à la grand-mère de Tom.
Elle a environ cent ans.
Un peu plus ou un peu moins. Personne ne connait sa date de naissance.
Ses enfants l'appellent maman et tous les autres la nomment Hannah.

Je sonne. Adam vient m'ouvrir. Hannah est allongée sur le canapé de la salle. Elle dort. La maison est silencieuse, je vois son torse se lever délicatement, puis redescendre.
J'ai l'impression qu'elle ne prend pas beaucoup d'air à chaque fois.

Elle a plusieurs pyjamas enfilés les uns sur les autres. Hannah n'a plus de muscles. Elle a un amas de peau qui recouvre ses os.

Avant elle pesait cent kilos. Un peu plus ou un peu moins. Hannah ne se pesait jamais.
Sa peau est toute fripée. Flasque. Douce...
Ses lèvres se cachent à l'intérieur de sa bouche.
Elle n'a plus de dents, et pas de dentier.
Ses yeux sont bleus, et ils fonctionnent encore parfaitement. Elle reconnaît même le cousin de la voisine.
Jamais elle ne me demande qui je suis. Toujours elle m'accueille avec le sourire et me dit :
-"Oh, tu es venue. Tu m'as manquée ! Viens m'embrasser."
Cette femme est magnifique.

L'observer, c'est méditer.

Lorsque la raison s'échappe, il ne reste que l'âme pour parler.

Il ne reste que le plus important. La futilité est oubliée.

À chaque fois qu'elle entend un bébé pleurer, elle s'affole et questionne:
-"Qu'est-ce qu'il a? Pourquoi il pleure ? Allez voir s'il est tombé !!"
-"Non maman, c'est le fils de Tom. Ne t'inquiète pas il joue."
-"Et mon fils, il est où ?"
-"Il est avec eux...Il joue."
-"Dieu merci, Il s'amuse." Elle laisse passer un petit temps et ajoute toujours : « S'il s'amuse alors c'est parfait ! Que Dieu le préserve... »

Hannah demande constamment où sont ses enfants...

Ses enfants ont essayé de lui expliquer qu'ils étaient là, près d'elle. Mais elle leur expliquait :
-" Mais non, je sais que toi tu es là, je parle des petits."
-"Mais maman, ton petit, il a grandi. Tu ne le vois pas? Il est là devant toi! "
Elle réfléchit quelques secondes, et se met à rire.
-"Tu me prends pour une folle? Je te parle des petits ! "

Ils ont essayé plusieurs fois de lui expliquer. Puis ils se sont résignés.
Un soir lorsqu'elle a demandé :
-" Vous avez donné à manger à mon fils?"
-" Bien sûr maman, quand même!!! Nous n'allons pas le laisser mourir de faim!"
-" Que Dieu vous bénisse mes enfants !"

Ils ont préféré l'apaiser.

Pourtant ses enfants sont très présents. Elle est toujours entourée.

Chaque enfant accueille sa maman un mois.
Ils sont 5. Et chaque enfant a des adolescents au domicile.
La grand-mère de Tom a tellement de chance d'être prise en charge ainsi.

J'ose imaginer son issue si elle n'avait personne pour la rassurer.

Pas plus tard que la semaine dernière, Adam, vingt ans, cousin de Tom, s'est allongé sur le canapé. C'était une après-midi en famille. Je le vois poser sa tête sur la cuisse de Hannah en lui demandant :
-"S'il te plaît, caresse-moi les cheveux. "
-"Oh non, toi tu as les cheveux rêches!"

Le rire est général dans la pièce.
Hannah rit, elle aussi. Heureuse de faire rire sa cour. Alors qu'elle ne disait que la vérité !

À cet âge, il n'y a plus de place pour le mensonge.

C'est ce qui me fait peur.

Il n'y a plus d'artifice. Et lorsque la raison s'enfuit. Seule l'âme parle. Nos valeurs les plus profondes s'expriment.

Certains êtres ont un discours, une manière d'être qui n'est pas en adéquation avec leurs valeurs, avec leurs désirs.

Non pas par hypocrisie. Seulement un combat interne. Entre ce que le cœur désire et ce que la raison s'octroie d'avoir.

Il y a les personnes qui combattent leurs désirs, pour être des gens respectables.
Et puis il y a ceux qui laissent leurs idées au fin fond de leur être et qui essaient d'en faire abstraction.

Pour la même situation vécue, chacun aura un état d'esprit différent.

Chacun aura sa propre vision également. Il y a autant de vérités que d'individus...

J'imagine toute une famille qui se prépare pour un mariage.
Il y a celle qui aimerait être la plus belle. Secrètement, elle espère que sa cousine ne trouve pas la parure parfaitement assortie à sa robe.
Il a y sûrement une autre qui a très peu d'estime pour elle et qui au plus profond d'elle aimerait que le mariage soit annulé, pour ne pas affronter son image. Photographie de famille désormais posée sur le buffet d'Hannah.
Et puis, celle qui choisit une petite robe simple, élégante. La même que pour le baptême de Louis. Qui rêve d'une fête sans imprévu...

Nous menons tous un combat intérieur. Et nous sommes capables de parfaitement le cacher.

Mais à cent ans...

Tout ce qu'on a enterré se met à jaillir.

Hannah devait être très inquiète du bien-être de ses enfants durant sa vie...

Souvent, Hannah parle de la vaisselle qu'on lui a volée.
-"Qui maman?"
-"La femme de mon fils! Je l'ai vue. À chaque fois qu'elle venait elle prenait une chose. Oh parfois pas grand-chose. Juste des ciseaux... Mais je constatais chaque semaine ce qui avait disparu... Avec regrets ! Tu sais j'ai bien eu le temps de calculer combien tout cela m'a coûté ! Cents mille Francs, pas moins!"

Cette histoire, ses enfants ont été surpris la première fois qu'ils l'ont entendue. Ils ont douté. Mais au fil des mois, ils en ont été convaincus. Car toutes les autres histoires qu' Hannah racontait en boucle étaient vraies. Toutes vraies !

Que vais-je raconter moi, lorsque je n'aurai plus toute ma tête?
Lorsque je n'aurai que mon cœur et ma langue...

-"Ma fille, tu as l'air fatiguée. Allonge-toi... Met-toi à l'aise !"

Hannah me sort de mes pensées.
-"Merci Hannah. Vous êtes magnifique"
-"Tu plaisantes! Tu te moques de..."
-"Non, je suis sérieuse. Vous me faites du bien! "

Elle m'offre un sourire, puis son visage change. Elle s'approche de moi et me glisse à l'oreille :
-"Tu sais, il m'a volé mes enfants !"

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AnaïsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant