Chapitre 13

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Mon père pleurait, encore et encore...

J'ai encore du mal à me remémorer ces images. J'ai eu envie de les oublier pour qu'il garde sa dignité dans mes yeux.
Et puis finalement, j'ai compris qu'un homme a le droit de pleurer. Cela ne diminue en rien sa virilité.

Enfant, je ne connaissais de mon père que ce qu'il voulait bien me montrer. Ne le côtoyant pas au quotidien, j'imaginais.

Parfois le soir je pensais à sa vie. À son caractère au quotidien. Je m'imaginais moi, chez lui.
Je me disais ceci:
" Il me réveillera le matin ouvrant doucement les rideaux. Il me dira doucement :" C'est l'heure.... L'heure de se réveiller" avec une voie chantonnante. Il saura que chaque réveil est dur pour moi, qu'importe le nombre d'heures dormies. Alors il partira, me laissant émerger. Et reviendra, me caresser la joue en me disant à l'oreille : " réveille-toi Anaïs, c'est vraiment l'heure maintenant".
Alors j'aurai honte de l'avoir fait revenir. Je me dépêcherai de m'habiller. Et en entrant dans la cuisine, je trouverai la table remplie...

Les petits déjeuners chez mon père avaient un goût particulier. Je me souviens de la cuisine ensoleillée. Juste assez grande pour y mettre une table : carré, et collée au mur. Chacun venait manger selon son heure de réveil. Les premières heures de la journée se passaient dans la douceur, selon le rythme de chacun. Et puis, mon papa allumait la chaine Hi-Fi... Musique très forte, il m'était impossible de ne pas rire. Je sentais les vibrations du parquet sous mes pieds. Le son me pénétra le cœur.
J'imaginais le voisinage se plaindre intérieurement. Et je faisais le constat chaque matin que mon père ne m'avait pas menti. Il était vraiment un rebelle. Ce qu'il me disait était vrai, j'en avais la preuve...
J'ai toujours imaginé que mon père avait une double vie. La vie de papa poule le jour, et pour extérioriser ce trop plein de tendresse, pour se sentir viril une vie nocturne pleine de violences.

Sortir dans les bars... Boire pour oublier. Pour oublier qu'il avait un cœur pur. Boire, pour coller à son personnage de viking. Boire pour ressentir l'adrénaline des bagarres. Ou encore boire pour oublier sa tristesse. Mais quelle tristesse ? Il avait une femme, deux filles. Il habitait une ville magnifique. Petite ville où tous se connaissait. Où tous le connaissait.

Avec une Harley, pleins de tatouages, crâne rasé et barbe couleur de feu : il ne passait pas inaperçu...

Aujourd'hui il avait le droit d'être triste, mais pas avant!

Emma l'avait quittée depuis moins d'un mois. Encore une fois il avait vu ses deux filles quitter le domicile. Il s'est rappelé que c'était la deuxième fois. La fois de trop !

Il se demandait si ses filles allaient le prendre pour un inconnu maintenant qu'il n'irait plus leur souhaiter bonne nuit. Maintenant qu'il ne les aidera plus à faire leurs devoirs...

Les souvenirs de sa séparation avec moi ont ressurgit. Il a ressenti une douleur profonde lorsqu'il a fait ce constat : " J'ai perdu ma fille".

Toutes ces nuits à veiller, tous ces bains donnés, tous ces bisous échangés, tous ces éclats de rires partagés... Rien, rien ne restera. Elles m'en voudront de tout, elles oublieront et me détesteront. Elles vont partir. Je vais les perdre. Pour ne jamais les retrouver. Comme je n'ai jamais retrouvée ma petite Anaïs.

"Je ne veux pas les perdre ces deux-là, j'en ai déjà perdu une..."

Il a su qu'il m'avait perdu, le jour je n'avais plus rien à lui dire au téléphone.

Il m'appelait chaque semaine. Et nos échanges ressemblaient à un interrogatoire. Il me demandait de mes nouvelles et je répondais toujours " ça va ". Alors il me posait des questions sur mes habitudes, si jamais des amis, si j'aimais bien mes professeurs ou encore si j'avais des choses à lui raconter et je répondais par " oui " ou " non ". 

Nos échanges ont commencé à lui faire mal.

Je me souviens de ses mots: " Mais... parle! "
Je me sentais agressée, alors je n'arrivais plus à dire un mot. Il me disait au revoir. Raccrocha et compris. Il en était sûr. Jamais plus il n'aura sa petite fille dans ses bras, comme lorsqu'elle avait 3 ans : innocente et aimante...

Le soleil lui brûle les yeux, il interrompe ses pensées. Regarde cette famille qui se rend à l'hôpital. Et reprend aussitôt: "Je ne suis rien. Je n'ai plus rien.... Je suis incapable de garder une femme. Où est-ce les femmes qui sont indignes ? Jamais contentes, il leur faut toujours plus, toujours mieux... Deux femmes, et deux divorces. Elles croient au grand amour, comme dans les films. Toujours beau, toujours rose. Pourtant je fais tout pour leur donner le mieux, mais elles ne sont jamais satisfaites, toujours à redire ! Pourquoi ...J'ai toujours essayé de bien faire... Mais peut-être est-ce moi le problème ? Suis-je un monstre ? »

Mon père me fait de la peine.  Nous avons longuement parlé de tout ça. Entre larmes et silences. C'est difficile de donner de l'espoir. Que dire ?

Sans parents, nous avons besoin d'un entourage stable pour vaincre la vie. Mais quand nous perdons tout... Nous ne savons plus si nous arriverons à être heureux un jour. Nous nous croyons enfermé dans ce cercle à vie ! Plus aucun espoir... Et c'est en n'ayant aucun espoir qu'il est difficile d'en sortir.

Finalement, de manière improvisée j'ai sorti quelques mots :

"Papa, ça va aller, il ne faut pas que tu t'enfonces. Tu as le choix maintenant : te battre ou te morfondre. Betty, tu sais elle a pris sa décision. Ne pense plus à tout ça. Pense aux filles. Elles ont besoin de te voir heureux. Nous voulons que ton bonheur tu sais...C'est le plus beau cadeau que tu puisses nous faire ! "

-"Comment être heureux après tout ça... "

Il avait raison...Pourquoi lui parlais-je de bonheur ? Parfois, les mots font plus de mal que le silence. Mais ça m'est difficile de ne pas parler non plus. Je veux l'aider mais je ne sais pas quoi dire. Je veux juste qu'il s'en sorte. Qu'il ne noie pas son malheur dans l'alcool. J'ai tellement peur de l'alcool que je le crois tel une tempête, elle peut s'abattre sur n'importe qui, n'importe quand. Et l'alcool est plus coriace qu'une tempête, elle ne s'en va jamais... Quoi que l'on pense, elle est toujours plus ou moins au-dessus de nous.

J'ai essayé comme j'ai pu de lui faire prendre conscience qu'à défaut du bonheur, il devait tout faire pour ne pas sombrer.

J'avais touché le point que lui-même redoutait. Alors j'ai ajouté que j'avais confiance en lui. Qu'il pouvait le faire, pour nous... Pour ne pas perdre toutes ses chances avec mes sœurs. Elles étaient grandes, elles n'oublieront pas combien il avait été présent et aimant. L'amour serait ainsi préservé.

Et puis nous nous sommes dit au revoir. Je suis partie, avec Harry.

Puis une fois rentrée, à la maison, j'ai dormi. Pour ne pas avoir à expliquer. Expliquer combien c'était dur.

Je n'ai pas pu assister à l'enterrement. Mes yeux étaient pleins de larmes six jours durant. Je n'aurai pas pu conduire, ni affronter les regards. Je n'aurai pas pu regarder cet écran me montrant le cercueil de ma grand-mère entrer dans les flammes.

Quelle chose horrible! Comment et pourquoi ces gens veulent se faire brûler une fois mort?

AnaïsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant