Le jour n'était pas encore levé. Les yeux gonflés par un trop plein de larmes versées, je fixais la toile de ma tente d'un regard vide. Une fois encore, l'horreur était venue frapper à notre porte avec la mort en guest star.
Dale nous avait quitté deux jours plus tôt dans des conditions insoutenables. Il avait souffert le martyr, éviscéré par un rôdeur avant d'être achevé d'une balle dans la tête par Daryl.
Incapable de dormir, je me levai, glissai le couteau de chasse de mon ami dans la ceinture de mon jean, et attrapai la paire de ballerines écarlates qu'il m'avait offert quelques jours plus tôt. Il s'était passé tellement de choses en si peu de temps, que cette soirée me semblait dater d'un autre siècle.
Après avoir enfilé mes Doc Martens et ma veste de sport, je m'élançai en silence vers la grange.
Armée de ma lame, j'entrepris de déchirer mon jean à mi-cuisses pour en faire un short. Je retirai mes rangers pour les troquer contre mes chaussons rouges. Comme je l'avais fait des dizaines, des centaines de fois, je préparai mes pointes consciencieusement. Je les pliai pour les assouplir, et sans colophane pour l'adhérence, je griffai les semelles avec mon couteau. Après quelques minutes, je les enfilai en commençant par le pied gauche. Je nouai les rubans de soie autour de mes chevilles, savourant le contact frais et léger du tissu contre ma peau nue.
Je fermai les yeux et m'élançai du haut de mes pointes sur le solo de Victoria qui résonnait en silence dans ma tête. Je repensai avec rancœur à mon professeur de danse qui, lors de ma première année de conservatoire, m'avait assuré que jamais je ne serai à la hauteur de ce monument. Elle me répétait sans cesse que je n'étais qu'une gosse, qui n'avait pas vécu assez d'expériences traumatisantes pour pouvoir porter cette variation à son paroxysme. Elle ignorait tout de ma vie d'enfant battue, de la mort de ma sœur, de ma tentative de suicide avortée, de l'enfer de mon existence toute entière. Pour elle, je n'étais qu'une gamine de plus, prétentieuse dans son désir de mettre son corps au service de la danse.
Habitée, presque possédée, j'enchaînais les pirouettes fouettées, les arabesques et les grands jetés sans m'arrêter, sans reprendre mon souffle, droite et souple sur mes pointes qui soulevaient un peu plus de poussière à chacun de mes pas. Je n'étais plus dans cette grange froide et glauque, vêtue d'un short en jean déchiré et d'un débardeur tâché de sang. Je me retrouvais propulsée sur la scène de l'opéra de Sydney, dans la robe virginale de Victoria, ma longue chevelure bouclée qui me manquait tant flottant allègrement dans mon dos au gré de mes mouvements. Plus de rôdeurs, plus de morts, plus d'odeur de putréfaction...seuls le parfum de la magnésie et la sensation du parquet sous mes pointes existaient.
Le visage de mon père m'apparut, et tandis que je le revoyais me frapper encore et encore, je poursuivis mon ballet comme une forcenée. Insensible à la douleur dans mes pieds, dans mes muscles, dans mon épaule qui s'était remise à saigner, plus rien n'avait d'importance. Amy, Jim, Jackie, Sophia, Dale, Hana. Je dansais pour eux. Pour pouvoir oublier.
La sueur collait à mon front pendant qu'inlassablement, j'enchaînais la variation de plus en plus rapidement, au rythme de mon cœur qui souffrait à en crever. Toute ma rage, toute ma haine, toute ma souffrance, je déversais tout ce que j'avais de plus noir dans ma danse, enragée par l'horreur quotidienne de ce monde atroce.
Je n'avais aucune idée du temps écoulé. Je recommençai ce ballet de plus de 17 minutes, une fois, deux fois, dix fois. Je ne savais plus. Je tournais encore et encore lorsque je fus stoppée par deux bras puissants.
- Lola, murmura Daryl tandis que je tremblais de tous mes membres.
- T'es là depuis quand ? demandai-je à bout de souffle en réalisant que j'étais en larmes.
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Breathe me [Tome 1]
Fiksi PenggemarLola a 29 ans et un caractère bien trempé. Amie de longue date de Daryl, elle tente de survivre au jour le jour avec le groupe d'Atlanta tout en se débattant avec ses émotions et ses sentiments.