Partie 18: De son vivant

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De son vivant, la mère d'Amy avait connu plus d'un homme. Un seul réussit néanmoins à conquérir son cœur, et celui-ci fut le père de ses enfants. Toutefois, il aurait été mentir de dire que Lehi n'avait eu qu'un seul homme dans sa vie. Tout d'abord, il y avait son mari, mais après lui venait son fils, Olly. 

Mais la liste ne s'arrêtait pas là, elle avait elle aussi eut un frère plus âgé qu'elle, frère qu'elle avait perdu peu de temps avant son époux, un frère qui l'avait toujours protégée des menaces de la ville, qui l'avait toujours nourrie et consolée lorsqu'elle en avait besoin. Elle ne l'avait jamais vu se plaindre de quoi que ce soit, endurant les coups et la faim sans broncher. Ce fut sûrement cela qui causa sa perte, pensait-elle. Car loin d'être mort, celui avec qui elle avait toujours vécu avait exacerbé cette facette de son être, au point d'en être devenu un homme froid, cruel, à la limite du sadisme. Cet homme, ses parent l'avaient nommé Orlan. 

Mais il y en avait un autre qui avait laissé une empreinte indélébile sur le long fil qui traça la vie de Lehi, cet enfant, elle n'avait jamais connu son nom, mais elle s'était imprégné de sa voix, de la douceur de sa peau et de son caractère aussi singulier que précautionneux. C'était là un enfant qui ne parlait pas beaucoup, préférant s'immerger dans son monde fait de bruits et de sons. Il ne regardait pas beaucoup non plus. À vrai dire, il en était tout bonnement incapable. Aveugle au visage de son amie, il n'en demeurait que plus attentifs aux moindres bruits et vibrations, si bien qu'il était capable de sentir la présence de Lehi au seul son de ses pas. Celle-ci s'en amusait et tentait chaque fois qu'elle partait en direction du marché central, pour le retrouver, d'imiter la démarche d'un autre, sans succès. Impassible, il réussissait toujours à la deviner derrière ses artifices. Elle ne comprit que trop tard que l'acuité de son ami n'avait pour but que de lui enseigner à voir plus loin que ce que ses yeux lui permettait, à dépasser sa propre réalité. Lehi avait beaucoup appris de ses nombreuses rencontres avec cet ami d'enfancen Ils ne parlaient pourtant que très peu, mais leurs gestes, leurs souffles, avaient un sens, ils exprimaient chacun une multitude d'émotions, d'états d'âme. Les deux enfants s'étaient apprivoisés l'un l'autre, s'étaient durablement influencés au point qu'elle était persuadée que sans cette fabuleuse rencontre, elle n'aurait pas été la même là où sa vie s'était brutalement interrompue. 

Cet homme se tenait à présent debout, dans la brume de ses pensées qui prenaient chaque jour un peu plus de place dans son esprit privé de vue. Ses souvenirs, ses désirs et ses rêves se mélangeaient et se substituaient parfois à ses sens, le plongeant dans une myriade d'effluves et de sons, de sensations et d'émotions faisant à chaque instant sombrer sa conscience dans ses propres méandres. 

Seulement, avant de quitter à jamais cette réalité, il avait une dernière mission à accomplir, une mission qui ferait finalement sortir son peuple des tréfonds de la ville, banni plus profond encore que la décharge, dans un endroit plus brûlant que ce brasier constant. Cette mission déchirante consistait à supprimer des profondeurs de cette terre, la fille de la seule amie qu'il n'eut jamais rencontrée. Il recouvrit alors son visage d'un masque cachant ses yeux révulsé, et partit en direction du lieu qu'on lui avait indiqué dans les hauteurs.  

Le Corbeau et le RenardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant