Dix ans après

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Dix ans qu'il n'avait plus mis les pieds à Tokyo, dix longues années à voyager à travers le monde, dix ans à découvrir de nouveaux paysages, de nouveaux visages, de nouveaux regards. Découvrir le monde avait été profondément gratifiant pour l'homme qu'il était devenu, plus le jeune d'à peine vingt ans qui se lançait stupidement à l'aventure à la recherche de la moindre information. Non, découvrir de nouveaux visages lui avait permis d'acquérir une expérience à laquelle peu de journalistes pouvaient prétendre. Très peu de gens osaient se déraciner pour éprouver de nouvelles sensations, de nouvelles émotions et surtout en apprendre un peu plus sur soi-même.

Et il en avait appris sur lui-même, tellement qu'il en était abasourdi. Il n'en revenait pas qu'il avait tout ça en lui depuis sa plus tendre enfance alors qu'il pensait mieux se connaître que quiconque avait discuté avec lui, croisé sa route ou croisé le fer avec lui. Peu importait la situation, il l'avait surmontée avec brio, tel un samouraï menant son armée victorieuse au combat. Tous ce qu'il avait vu au cours de ces dix ans avaient vu quelque chose en lui qui les avait poussés à le suivre, prendre des risques pour lui, et surtout se démener comme des dingues pour que lui s'en sorte, pour l'aider.

L'homme de trente-huit ans se regarda dans la glace, il avait énormément changé pendant ces années, il ne voyait plus le jeune abruti de vingt-trois ans qu'il avait jadis été, mais un homme respecté par ses pairs dans tous les pays du monde qu'il avait traversé. Au début, on pensait qu'il n'était qu'un touriste japonais avec son appareil photo, mais on s'était vite rendu à l'évidence : cet homme était non seulement obstiné, acharné et volontaire, mais également un journaliste désireux de faire connaitre la vérité au monde entier. Et plus personne n'avait osé émettre de commentaire sur son appareil stupide, au contraire, on regardait l'objet avec attention, voire admiration.

Il s'était senti dans les chaussures des yakuza à ce moment-là, la crainte, la peur, voire la profonde terreur qu'éprouvaient certaines personnes à l'énonciation d'un simple nom, étaient des émotions qu'on ressentait vis-à-vis de lui, ç'en était vertiginieux, voire complètement loufoque par certains aspects. Mais il s'en moquait bien. Il avait vu des gens le suivre par simple vénération, comme on suivait une vedette du cinéma à la trace, en espérant toucher un peu de cette grâce. Cependant, l'homme savait par expérience que croire qu'on pouvait être l'égal d'un autre simplement en le fréquentait était vain, et surtout signe de désespoir sur soi-même.

Cela dit, il avait apprécié la compagnie de certains de ses admirateurs, et collaborateurs dans chaque pays qu'il avait fréquenté, il avait aimé discuté de sujets comme l'homosexualité, les droits des étrangers, et surtout de la corruption dans le monde qui les entourait. Il avait combattu aux côtés de certains, parfois ouvertement, tantôt discrètement, voire observait les mouvements des autres pour mieux comprendre les actions de ses malfrats. Il avait travaillé dans les journaux des pays qu'il avait visité au cours de ces dix ans, chaque journal avait sa façon de faire, sa manière de mettre en lumière les événements...

Il se souvenait d'un journal français particulièrement velléitaire et déterminé à faire éclater la vérité aux yeux de ses lecteurs, il se souvenait avoir adoré travailler dans leurs bureaux, le temps d'une année, avant de reprendre sa route dans le monde entier. Il avait enquêté sur des disparitions subites de jeunes femmes en banlieue parisienne, avant de découvrir qu'il s'agissait d'un réseau de prostitution. Il avait assisté à la capture des proxénètes, armé de sa caméra, et avait gagné le respect de l'ensemble de l'équipe. Monsieur Legrand avait particulièrement apprécié ses efforts quant aux détails apportés dans son article, le souci de réalisme, la verve, et l'acharnement du Japonais. Il l'avait recommandé à un ami américain et le Japonais avait suivi cet Américain dans son pays.

Il s'était vite lié d'amitié avec ce journaliste, passionné d'affaires sordides en tous genres, désireux comme le Japonais de révéler les faits et gestes du crime organisé. Suivre sa route l'avait conduit à rencontrer un ancien militaire parachutiste de l'armée américaine reconverti en policier, cet homme lui avait appris à se servir des armes telles que le fusil mitrailleur ou d'un fusil de précision. Il comprenait la sensation de puissance quand on portait des armes à feu, mais l'arme à feu ne faisait pas tout comme le répétait sans cesse l'ancien militaire, c'était la personne qui actionnait la gâchette qui comptait vraiment. Et si, bien sûr, si on avait les nerfs assez solides pour actionner l'appareil, l'oeil pour viser correctement et tirer ensuite. Mais ça, le Japonais le savait parfaitement pour avoir fréquenté les yakuza, cela dit, il avait éprouvé beaucoup d'intérêt pour cette leçon, étant photographe, il devait justement viser une cible, la rendre beaucoup plus vulnérable sur du papier journal, plus honteuse, alors que le fusil montrait à quel point l'existence d'une personne était brève, pouvait s'arrêter à tout instant, futile.

Dans la tourmenteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant