Déchirure

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Jasmin mangeait.

Mécaniquement.

Une bouchée après l'autre.

Il était assis à côté de la Sultane, derrière l'immense table de banquet dressée en l'honneur d'un sinistre individu qu'il n'avait jamais vu.

Il mangeait, sans même prendre garde au prince Ali Ababwa, assit à côté de lui, qui essayait désespérément d'attirer son attention, comme le serviteur roux qui lui proposait sans arrêt de lui apporter quelque chose ou de le conduire à ses appartements, parce qu'il avait l'air pâle.
Mais Jasmin n'écoutait rien de tout cela, ne voyait rien de tout cela. Comment aurait-il pu ? À chaque respiration, une image pulsait devant ses yeux. Un visage mort, déformé par un cri muet. Le corps d'un enfant jeté sur un sol de terre froide. Une balafre aux plaies dégoulinantes de sang. Le regard éteint de Yubaba.

Après l'avoir confié aux soins de Joël, Aladdin était retourné dans la silencieuse Agrabah. Il avait trouvé des corps un peu partout. Tous ceux qui étaient déjà venus à un des conseils de Jasmin. Ceux qui avaient fait appel à lui pour régler un litige. Ceux qui avaient commencé à écrire des chansons sur son prochain règne.

À la nuit tombée, les hommes de Rapace, tout vêtus de noir, s'étaient glissés dans les ombres, profitant de l'absence de la milice pour frapper en toute impunité ceux qui avaient voulu saper son autorité.

Et Agrabah pleurait, derrière les fenêtres calfeutrées et les portes barricadées, éclaboussées de sang. Agrabah pleurait la mort de ses enfants, et la réalité qui l'avait rattrapé, pour massacrer son espoir, son bel espoir. L'avenir n'existait pas, pour Agrabah. Comment avait-elle pu espérer autre chose ? Il n'y avait que la force brute, la corruption, et l'ambition. Il n'y avait que l'esclavage des plus pauvres par les plus puissants, eux-mêmes dirigés par leurs sujets. Ceux qui se rebellaient en payaient le prix.

Le nom du prince, qui était née sur toutes les lèvres comme une prière, était désormais poisseux de sang et de colère.

La ville s'était réveillé avec l'aube, l'aube dégoulinant de pourpre. Elle avait repris le court de son histoire. Mais les rues résonnaient encore du silence de la nuit.

Et Jasmin continuait à manger. Comment avait-il pu être assez sot pour songer que ce serait aussi simple ? Comment avait-il pu imaginer qu'il suffisait de réunir des gens biens pour vaincre tous les obstacles ? Comment avait-il pu penser que la pègre le laisserait tranquillement saper son autorité parce qu'il était prince hériter et qu'il avait de bonnes intentions ?

Prince, prince... Laissez-moi rire... Prince de pacotille !

Dans la salle du banquet, Joël et Aladdin blanchirent en voyant la bouche de Jasmin se tordre d'un rictus cynique. La Sultane prit sa réaction pour de l'amusement à l'anecdote qu'elle venait de raconter, et continua de plus belle.

Jasmin reprit sa fourchette, toujours indifférent à Aladdin, qui avait posé une main sur son épaule et essayait d'attirer son attention.

Meurtrier.

Voilà ce que lui disaient les morts, lorsqu'ils venaient hanter son regard.

Meurtrier.

Voilà ce que criait Yubaba, lorsque ses yeux vides croisait les siens.

Meurtrier !!

Voilà ce que hurlaient les enfants, lorsque leurs petits fantômes se superposaient à son environnement.

Jasmin faisait semblant de vivre.

Pour ne pas s'écrouler sous le poids de sa propre culpabilité.

Le Prince, le voleur, et la lampe merveilleuse (BxB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant