Après trois jours à avoir été surveillés de près par Anne et Claude, le frère aîné de Jean-François, les deux jeunes, dans leur âme doucement rebelle d'adolescents, prirent vivement la décision de désobéir, les trois chasseurs n'étant toujours pas revenus. Ils attendirent la nuit, attendirent que les deux aînés soient endormis pour partir en catimini. Ainsi armés du fusils de Claude, Jean-François et Suzanne sortirent à tâtons de la maison. La jeune fille était terrifiée mais avec François et son fusils, se dit-elle, elle n'avait rien à craindre. Enfin, selon toute vraisemblance...
La lune étant au plus haut dans le ciel, ils se dirigèrent lentement vers le point de chasse privilégié du père Chastel. Jean-François l'avait retenu après y être allé une seule fois. Il avait excellente mémoire, disait-on. Il put donc les conduire sans embûche, du moins ils ne se perdraient pas. Le garçon était assez perturbé par la présence de la jeune fermière cramponnée à son dos. Il n'avait jamais réellement côtoyer l'autre sexe, aussi se sentit-il rasséréné par l'idée qu'elle le pensait assez fort pour les protéger. Si Suzzie - elle lui avait demandé de l'appeler ainsi - était dehors alors qu'elle était arrivée terrifiée il y a quelques jours, c'était qu'elle avait suffisamment confiance en lui.
Avançant dans les broussailles - une fois passé le village - les deux adolescents rencontrèrent bientôt des bruits inhabituels. François jusqu'ici si brave commença à ralentir. Ils étaient presque arrivés, peut-être était-ce ses proches. Ou bien, cela pouvait être elle... Le souffle de Suzanne devint erratique. Elle qui se cachait derrière la longue cape du jeune homme depuis qu'ils étaient sortis, se dit que cela ne serait certainement pas suffisant à la protéger.
Puis, déchirant le silence de la nuit, un horrible cri féminin retentit, glaçant d'avantage encore le sang des deux jeunes gens. Dans la nuit, toute ombre devenait ennemi et tout bruit se transformait en horrible hurlement. Et pourtant, ils jurèrent que c'était le cri terrorisé d'une femme aux abois.
Interpellés jusque dans leur âme par cet appel de détresse, et malgré la terreur indicible qui les cernait, Jean-François et Suzanne décidèrent - sans retour en arrière possible - d'accourir. Volant à travers les bois, ils débouchèrent sur la plaine de chasse des biches du père Chastel. Nul âme qui vive. Triste euphémisme. Lorsqu'ils s'avancèrent, ils découvrirent avec horreur le corps mutilé d'une jeune femme. Ils n'apprendraient que plus tard qu'il s'agissait de Marie Solinhac, bergère au village des Hermaux et épouse de Henri Clairel qui apprendrait sa mort le lendemain matin, alors qu'il reviendrait des champs.
L'horreur qui se dessinait sur son visage à jamais figé les stupéfia. Suzzie, qui avait déjà vu l'ignominie d'une dépouille de la Bête, détourna le regard. Mais Jean-François, mu par une curiosité malsaine, étudia avec horreur les lambeaux de peau arrachés, les chairs mutilées de la jeune femme. Il manqua rendre son déjeuner.
Arrachés à leur stupeur par des bruits de pas rapides, François se mit rapidement devant la jeune fille, tremblante comme jamais. Cependant, ils ne virent points les traits - qu'ils imaginaient affreux - de la Bête, mais trois hautes silhouettes. Des silhouettes d'hommes. Des silhouettes d'hommes mécontents. Jean-François s'attendit au savon de son père. Celui-ci ne tarda pas. Il se prit tout, acceptant sans broncher. Bien évidemment que son père n'aurais jamais eu besoin de lui, s'admonesta-t-il. Suzanne, voyant là une opportunité unique d'en apprendre plus sur la Bête, conjura Monsieur Chastel de la garder avec lui lorsqu'elle apprit que le but de leur chasse était cette même bête. Il refusa. Et lorsqu'elle le supplia encore, le père manqua entrer dans une colère noire. Suzanne n'insista alors plus, sachant par avance le résultats si elle retentait sa chance.
Les deux jeunes gens, congédiés par le père et les deux frères aînés, se mirent sur le chemin du retour. Traînant des pieds, perdus dans les images encore fraîches du corps qui n'en était plus vraiment un, ils ne se rendirent pas immédiatement compte des pas qui les suivaient de loin. Pourtant, elle était toute proche, toujours dans la folie meurtrière de sa dernière cible. Lorsqu'ils comprirent que quelque chose les suivait, les adolescents pensèrent à une blague des plus âgés afin qu'ils ne retentent pas cette bêtise. Mais lorsqu'ils se retournèrent, il ne virent point ce qu'ils attendaient. Si auparavant ils avaient eu peur, dorénavant, ils n'avaient plus que cela en tête. Fuir, il fallait fuir, maintenant. Mais pouvait-on fuir la mort ? Devant eux, à une dizaine de mètre, dans le contre-jour de la Lune se tenait une créature des enfers. De la taille d'un veau ou d'un âne, cette créature n'avait rien de ce qu'ils avaient connu. Sa gueule béante possédait une ouverture bien plus large que celle d'un chien et si l'on avait déjà vu pareil être, cela ne pouvait se passer qu'avant le trépas. La Bête possédait un large poitrail, plus large que celui d'un loup. Son poil sombre dans la nuit paraissait dru, peut-être encore tâché du sang de Marie Solinhac. Nul doute que Suzanne n'avait jamais rien vu de pareil, ni eu aussi peur de sa vie. Éberlués qu'ils aient pu resté si longtemps - cela ne faisait pourtant que quelques secondes - sans qu'aucun d'eux ne se jettent sur l'autre, ils reculèrent doucement avant de se mettre à courir. Leur vie en dépendait. La Bête jeta ses deux yeux d'un rouge vermillon sur eux, clignant de ses doubles paupières reptiliennes.
Les adolescents couraient toujours, encore et encore, mus par cet instinct de survie, de sauvegarde que tout être possédait. Ils jurraient plus tard que s'ils avaient survécu à cette nuit infernale, ce ne fut que grâce à la jeune Solinhac qui s'était déjà faîte abattre par la Bête et que celle-ci, rassasiée, n'avait pas vu l'utilité de perdre son énergie ainsi.
Pour le moment, ils étaient terrifiés. Lorsque Suzzie voulut se retourner, voir une dernière fois la mort en face, ce fut la stupeur qui la foudroya. De côté par rapport à eux, la bête n'avait point bougé. Son poitrail tourné de tel façon que seul son buste était face à eux l'horrifia, ses pattes arrières - plus longues que les antérieures - étaient bien de côté. Puis soudainement, elle se mit debout aussi agilement qu'aurait pu le faire un être humain. La fermière put aisément contempler ses griffes d'une longueur inouïe, mais ce qui la pétrifia, ce fut cet espèce de sourire cruel qui barrait sa gueule carré, toujours béante. La Bête semblait s'amuser d'eux. Suzanne en ferait des cauchemars durant longtemps. Si elle survivait, ajouta-t-elle pour elle même.
Ils ne s'arrêtèrent de courir que lorsqu'ils eurent refermé la porte de la maison des Chastel. La peur envolée, désormais à l'abri des quatre murs, ils faillirent se faire passer un second savon avant que la mère ne remarque quelque chose d'anormale. Les jeunes, trop choqués, répondirent d'un simple nom que tous, désormais, connaissaient aussi bien que la terreur qui l'accompagnait.
- La Bête...
Anne ne put s'empêcher d'accourir prendre dans ses bras son plus jeune fils, de le réconforter, lançant un regard mauvais sur celle qui, pour son cœur de mère, l'avait entraîné dans ce dangereux périple. Suzanne ne reçut qu'un sourire compatissant du frère restant de François, Claude. Claquant des dents comme il ne lui était jamais arriver de le faire, Suzanne songea que, elle, n'aurait plus jamais la chance de se faire réconforter par les bras d'une mère. Elle laissa ses larmes couler en silence, concluant que dès le lendemain, elle laisserait cette famille reprendre le cours normal de sa vie. Elle avait fait assez de dégâts comme ça en ayant faillit faire tuer Jean-François. Oui, dès le lendemain, elle retournerait à la ferme, reprendrait son dur labeur, épouserait un homme dont elle n'avait jamais vu le visage et vivrait dans l'attente que la bête vienne la trouver pour mettre fin à sa petite vie minable. La voix grave de François la rappela au présent.
- Mère, je suis désolé d'avoir désobéi. Mais cette bête... Elle marche sur deux pattes ! Comme un Homme !
Les deux aînés eurent un mouvement de recul. Anne était consciente de la frayeur qu'avait dû subir son fils à cause de cette fermière, aussi tenta-t-elle de le faire revenir à la raison. Sans résultat. Il restait persuadé de l'avoir vue debout. Et quand la jeune fille affirma ses dires, c'en fut trop pour elle.
- Vous ne dîtes que mensonges, un animal ne peut se tenir debout, c'est impossible ! Votre imagination vous joue des tours. Maintenant, il suffit. Allez dormir, nous en reparlerons demain, à tête reposée.
La phrase annoncée sur un ton n'appelant pas à la réplique, Suzanne et François ne purent qu'obéir, penauds. Ils restaient cependant persuadés de ce qu'ils avançaient et une nuit de repos n'y changerait rien. La Bête se tenait debout. La Bête n'avait rien à voir avec aucun animal connu. La Bête... finirait certainement par tous les manger.
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La Bête du Gévaudan
Novela Juvenil1764. Suzanne avait dix-sept ans lorsqu'elle vit revenir les hommes de son villages avec la dépouille lacérée de sa mère, disparue depuis la vieille. Éventrée, égorgée, la dépouille fut rapidement mise en terre, sans même que la jeune fille ne puiss...