1er octobre 1765

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Suzanne, éreintée par la route, par ses idées sombres et ses souvenirs, avait déjà parcourue la moitié du chemin jusqu'à Saugues lorsqu'elle fut au bout de ses vivres. Arrivée dans un petit village de bord de chemin, elle décida de s'acheter un dernier morceau de pain avec ses économies. Le marché lui ouvrit les bras et elle trouva de quoi faire pour peu d'argent. S'asseyant sur le bord du chemin, elle mordit dans la mie durcie du pain. Depuis la terrible nuit où ils avaient fui la demeure de Monsieur Durand, la jeune fille n'avait cessé de ternir, telle une fleur hors de l'eau. Ses cheveux précédemment si doux avaient pris le parti de la paille, ses yeux se trouvaient cernés par les horribles cauchemars qui chaque nuit venaient la hanter, et même ses lèvres roses semblaient moins vives. Quiconque l'eut connu avant tout cela n'aurait pu reconnaître la jeune fille. Pourtant, elle n'avait pas entièrement perdu espoir, la seule chose qui lui restait était la chance de peut-être, un jour, retrouver l'amitié de François. Ainsi elle continuait encore et toujours son chemin. Désormais, Suzanne était fatiguée mais surtout, elle était ruinée. Il lui fallait trouver un emploi, de quoi subvenir à ses besoins.

Durant ces temps de famines et de deuils, certains en profitaient pour leur propre intérêt. Ainsi un homme d'une trentaine d'année aux cheveux d'un bruns poussière et aux yeux vidés de vie avait pris le parti de s'engager sur cette voie dangereuse qu'était le trafic d'êtres humains. Car lorsque des personnes disparaissaient sous les griffes d'une Bête imaginaire, qui verrait quelqu'un dont on ne retrouverait pas le corps ? « La Bête l'a avalée tout entière ! », dirait-on, quand bien même cette dernière était censée n'être plus qu'un cadavre décomposée. Ainsi, sur ce chemin à l'extrémité du village, l'homme posa ses yeux sur la jeune fille aux cheveux blonds, aux yeux cernés et à l'air désemparée qui mordait dans son petit bout de pain, et décida qu'elle serait sa prochaine victime. Malicieusement, tel un serpent, il se glissa jusqu'à Suzanne. Elle ne le vit pas arriver et ce ne fut que lorsqu'un homme aux cheveux bruns la surprit en apparaissant devant elle qu'elle saisit que quelqu'un venait d'approcher. Il se présenta à elle amicalement, lui demandant si elle cherchait un emploi. Suzanne eut d'abord un mouvement de recul. Depuis sa terrible nuit, les hommes demeuraient son pire cauchemar. Mais très vite, il lui expliqua que sa sœur, une femme déjà mère de quatre bambins, avait besoin d'aide pour son ménage et offrait un salaire de quatre livres par semaine. Aussitôt, Suzanne bondit sur l'occasion. L'homme lui proposa alors de la conduire jusqu'à la demeure de sa sœur, un peu à l'écart du village ; Suzzie accepta. Elle se dit que si elle travaillait deux semaines, elle aurait suffisamment d'argent pour tenir jusqu'à Saugues.

Jean-François, quant à lui, avait déjà entreprit le voyage de retour depuis quelques jours et se trouvait, lui aussi, à la moitié du chemin. Autrement dit, les deux amis auraient pu se croiser sur le marché de la ville. Malheureusement, cela ne se passa pas ainsi. François était lui aussi fatigué de ses longues heures de marches et avait décidé de ralentir à l'orée du village, quand il vit deux personnes se diriger vers une maisonnée à l'entrée du hameaux. Se croyant pris d'hallucination, il dut s'y prendre à deux fois pour être certain de bien avoir vu son amie. Mais au moment où la joie de la revoir se dissipait dans ses veines, la terrible vérité vient à lui : il avait entendu parler d'hommes employant faussement de jeunes gens afin de les envoyer dans un vague réseau de trafic d'êtres humains, il n'aurait cependant jamais cru son amie si désespérée pour se laisser prendre par l'un d'eux.

Il se précipita en direction de la chaumière, et quelle ne fut pas son horreur lorsqu'il vit Suzanne dans les pommes, à terre, au moment d'ouvrir la porte. Il entrevit immédiatement l'homme qui venait de l'assommer d'un coup de bâton. Par pur réflexe, il sortit son arme et la pointa sur le trafiquant vers qui toute sa colère était tournée. Entendant le déclic du chargement, le trentenaire tourna une tête apeurée vers François qui ne lui ordonna qu'une seule chose :

  - Dégage de là avant que je ne tire.

Comme s'il avait vu le diable, l'homme prit ses jambes à son cou. Une fois certain de son départ, Jean-François rangea le fusil dans son dos avant de s'abaisser pour arriver à hauteur du sol. Il prit Suzzie dans l'un de ses bras, lui tapotant la joue de l'autre, le cœur serré par l'inquiétude. La jeune fermière cligna quelques fois des yeux avant de revenir pleinement à elle, fixant un regard éberlué sur le jeune homme.

  - François ?

Il sourit devant son visage touché de le revoir.

  - À ce que je vois, tu peux pas te passer de moi.

Mais Suzzie ne sourit pas. Les larmes aux yeux, elle le prit dans ses bras à son tour, le serrant aussi fort qu'elle le put. Gêné, le jeune homme lui rendit son étreinte, juste avant de se faire gronder.

  - Ne t'en vas plus comme ça ! Tu ne t'imagines pas à quel point j'ai eu peur sans toi !

Quand bien même Suzzie n'avait jamais eu l'intention de lui révéler sa détresse, le jeune homme n'en tint pas compte. Elle s'était finalement avouée que, sans lui, elle était perdue. Tandis que lui, pourtant loin d'elle, n'avait jamais cessé une seule seconde de penser à son sourire et ses yeux confiants. Et connaître sa vulnérabilité sans lui le faisait un peu plus se détester d'être parti sans explication.

Finalement, ils décidèrent de trouver un endroit où passer la nuit, un autre endroit que cette maison dans laquelle le trafiquant pouvait revenir à tout moment.

Une fois installés dans une grange qu'ils avaient payés pour un petit prix, François lui expliqua son entretien avec son père, sur lequel Suzzie ne manqua pas de s'indigner. Ce ne fut que quelques heures plus tard, après s'être excusé de leur dispute, qu'il s'endormirent ensemble.

La Bête du GévaudanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant