20 janvier 1766

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Suzzie se réveilla encore dans les bras de François. Elle remarqua que sa barbe avait nettement poussé. Elle était plus longue désormais. Elle joua un peu avec et le réveilla à son tour. Lorsqu'il la vit entortiller sa barbe, Jean-François eut un sourire malicieux et se mit frotter cette dernière contre le visage de Suzzie qui ria sous cape en le repoussant. Ils se levèrent alors et plièrent rapidement leurs affaires avant de partir. Suzanne jeta un dernier regard sur leurs amis et remarqua qu'il manquait Paul. Effectivement, celui-ci les attendait de pied ferme en bas de l'auberge. Plus exactement, il avait l'air d'attendre que la Bête vienne le prendre. Avec le visage d'un chien apitoyé, il demanda doucement à Suzanne : « Je pourrais te causer ?

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, intervint Jean-François en ramenant la jeune fille contre lui.

Mais Suzzie, tirant son haut d'une main timide, lui fit signe du contraire et s'adressa à Paul.

- Allons causer.

Celui-ci hocha la tête, reconnaissant. Suzanne n'était pas exactement sereine face à l'idée d'être seule avec lui mais elle savait que François serait là si les chose dérapaient. Ils allèrent un peu plus loin et l'homme baissa les yeux, coupable.

- Je suis sincèrement désolé pour hier, Suzanne. François m'a expliqué pour... c'qui t'est arrivé. Je savais pas et comme un nigaud, j'ai rien vu. Je te promets de te laisser tranquille. Tu veux bien m'pardonner ?

Suzanne laissa passer un temps. Puis elle s'approcha, embrassa rapidement sa joue avant de glisser un discret « je te pardonne » dans l'oreille du jeune homme. Et pour lui ce fut le plus beau cadeau. Un poids immense venait de lui être retiré du cœur. Immédiatement, Suzzie rejoignit François. Ils saluèrent Paul en lui faisant promettre de transmettre leurs adieux aux deux marmottes. Il acquiesça fermement et les salua.

Ils prirent donc la route, sans savoir où ils iraient. Mais ils ne pouvaient plus rester avec eux. Suzanne n'en avait pas le courage. De plus, ils avaient résolu de retrouver Jean Chastel, le père de François. Ils savaient pourtant que la Bête rodait de nouveau. Et qu'elle était plus sanguinaire que jamais. François et Suzzie avançaient donc fusil et lance dans les mains. Cependant, Jean-François n'avait plus de balle pour son arme et sans cela, ils risquaient leur vie en cas de rencontre avec le monstre. Ils décidèrent de s'arrêter dans le prochain village pour gagner assez d'argent. Puis ils rejoindraient une plus grande ville afin d'y trouver des cartouches pour le mousquet. Cela leur coûterait assez cher, mais il en allait de leur sécurité.

Ils marchèrent ainsi toute la journée et en pleine après-midi, ils virent enfin les cheminées du village cracher leur fumée. Un horrible hurlement retentit et leur sourire se fanit comme un sombre présage. Se retournant, ils aperçurent la Bête, située a à peine une cinquantaine de mètre. Les poils de Suzanne se hérissèrent, la Bête les avait vu. Son regard rouge sang se planta sur François. Elle avait goûté à son sang, elle désirait recommencer. Il le comprit au moment où il vit de la salive visqueuse dégouliner de sa grande gueule béante. Ses poils bruns avaient viré au pourpre entrainé par le sang séché de ses victimes. Ses exactions la suivaient et ils n'avaient pas la moindre envie de devenir son quatre heure. Ils se mirent à courir vers le village à toute vitesse. La Bête poussa un rugissement excité avant de se mettre en chasse, cela faisait un moment qu'une proie n'avait pas tenté de fuir. En général, ils criaient, pleuraient et se résignaient. Elle poussa sur ses pattes arrières qui se déplièrent d'une façon qui ressemblait d'avantage à un équidé qu'à un loup. François poussaient Suzzie dans son dos afin de la faire avancer plus vite, mais elle était plus lente. Alors qu'ils arrivaient dans le village, la Bête lança sa patte griffue vers la fermière, plus en arrière. François la poussa et le monstre ne fit que déchirer la jupe de Suzanne, lui laissant à peine une égratignure. Le monstre, furieux qu'on lui échappe se mit à gronder plus fort. Alors que François asséna un coup de crosse dans le museau de la Bête, Suzanne s'approcha de la maison la plus proche et enfonça la porte aussi fort qu'elle put. Elle remercia le ciel quand celle-ci céda sous son poids. Elle cria à François de rentrer. Il esquiva un dernier coup de mâchoire avant de bondir dans la masure. Il ferma violemment la porte, la maintenant fermée. Après quelques minutes à résister aux assauts de la Bête, le monstre s'en alla, vaincu pour cette fois. On entendait les cris effrayés des villageois qui fermaient leurs volets et leur porte à la vue de la Bête.

Une fois celle-ci partit pour un autre village, les habitants de la maison, un homme dans la trentaine et une jeune femme tout juste plus âgée que Suzanne, apparurent. Les deux étaient extrêmement mécontent et jetèrent les deux amis dehors. Alors que François aidait Suzzie à se relever, les villageois sortirent de leur maison, s'approchant d'eux avec des fourches et des balais. Un homme robuste leur cira méchamment : « Partez d'ici immédiatement, on ne veut pas de vous dans ce village ! Depuis quelques semaines, il est épargné par le monstre et c'n'est pas deux vagabonds comme vous qui nous amèneront le malheur ! » Les deux amis comprirent rapidement, au vu des visages fermés des habitants, que même parler ne servirait à rien. Terrifiés d'un possible retour de la Bête, ils partirent du village.

Suzanne se serra contre son ami. Elle en voulait aux habitants. Ce n'était pas leur faute s'ils s'étaient fait prendre en chasse. Au contraire, ils étaient les victimes dans l'histoire. Seulement, elle se dit qu'en temps de trouble, beaucoup étaient prêts à tout pour épargner leur vie. Épuisés aussi bien moralement que physiquement, ils s'arrêtèrent à la nuit tombée. Le froid était mordant en ce mois de janvier et même un feu ne les aida pas à se réchauffer. Ils se blottirent l'un contre l'autre, grelottant. Lorsque François vit Suzzie piquer du nez, il lui donna une petite tape sur la joue. Il savait que si elle s'endormait, il ne verrait plus ses prunelles le regarder. Alors il l'installa entre ses jambes et la maintint dans la chaleur de ses bras. Suzzie, d'abord gênée par la situation, lui fut vite reconnaissante. Quand bien même, le froid ne disparaissait pas, il s'était nettement atténué. Elle lui souffla un merci alors qu'il enfouissait sa tête dans ses cheveux, rien que pour se tenir un peu plus chaud. Mais ce qui le réchauffa réellement, ce fut sentir sa Suzzie se blottir d'avantage contre lui. Déterminant à regret qu'ils risquaient de ne pas passer la nuit, il se résolut alors a tout lui avoué. Ce serait peut-être sa dernière occasion. « Suzzie ?

- Mmh ? répondit-elle d'une petite voix engourdie.

- J'aime t'avoir dans mes bras...

Suzzie ouvrit de grands yeux, soudainement attentive, sans que François ne la voit.

- Ça fait plus d'un an maintenant qu'on se connaît. Je crois que je me suis jamais autant attaché à quelqu'un.

Comme la jeune fille s'appuya d'avantage contre lui, il prit le geste pour un encouragement.

- J'étais fou de rage quand j'ai entendu Paul se confesser à toi, puis tenter de t'embrasser. En fait, j'étais fou de jalousie. Je savais pas mettre un mot là-dessus mais ce matin, quand je me suis réveillé en te voyant jouer avec ma barbe, j'ai compris. Moi aussi, je t'aime. Je t'aime tellement que ça me fait peur. Je comprendrai que tu veuilles pas en parler, on est ami... Mais si seulement tu-

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Déjà, Suzzie s'était retournée pour l'embrasser. François n'y croyait pas, et le baiser fut si doux qu'il eut à peine le temps d'en profiter, de le réaliser.

- Andouille, ça fait longtemps que je l'ai compris, moi. »

François observa un instant son visage, son sourire malicieux, ses joues rougies par la gêne et le froid. Ses yeux qui le couvait avec tout l'amour dont la jeune fille était capable. L'homme eut à son tour un petit sourire en coin. Il encadra son visage de ses mains puis prit possession de ses lèvres. Un baiser avide de reconnaissance qui les plongea tout les deux dans un feu intérieur. Suzanne avait compris qu'elle n'attendait que cela depuis le début. Depuis qu'elle avait croisé son regard, ce soir d'octobre. François prit possession de sa bouche, titilla sa langue jusqu'à lui couper le souffle. Si bien qu'il dut se séparer d'elle à regret. Ils se regardèrent droit dans les yeux pendant un instant.
On dit que les yeux sont les vitrines de l'âme. Et quand il regarda dans ses prunelles, François crut y voir ses cauchemars s'évanouir. Une peur, enfouie tout au fond de son iris, comme un éclat qu'on ne remarquerait pas, s'éteignit dans le cœur et dans l'âme de la fermière. Suzanne sut au fond d'elle, en plongeant son regard dans les yeux francs de sa moitié, qu'elle ne serait plus seule. Qu'elle n'aurait plus à craindre de finir au fond d'un couvent, vieille fille, sans jamais avoir connu l'amour. Car l'amour était en face d'elle, à portée de main dans les yeux de François. Et elle mourait d'envie de s'en saisir.

Cette nuit-là, les températures atteignirent les dix degrés en dessous du zéro absolu. Jean-François et Suzanne, blottis à côté du feu dans leur couverture, l'un contre l'autre, ne se réveilleraient pas sans un miracle.

La Bête du GévaudanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant