10 : Première leçon

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  « Tu viens ? C'est l'heure de manger, ça a dû te donner faim tout ça.
  — Non. »

  Jesper ouvrit de grands yeux.

  « Tu devras attendre ce soir si tu ne viens pas.
  — Très bien, j'attendrai. »

  Les autres, après ces deux heures d'entraînement intensif au corps à corps, s'éloignaient déjà en direction du réfectoire. La cloche venait de sonner l'heure du repas.

  Jesper me lança un dernier regard en coin avant de hausser les épaules.

  « Comme tu veux… »

  Oui, comme je veux.

  Le soleil était à son zénith et la transpiration sur mon front était plus le résultat de la colère qui continuait de me consumer que de l'effort physique. Malgré l'affrontement contre Ari qui m'avait valu une bonne dizaine de bleus, je m'étais à peine entraînée, passant la majorité du cours assise à regarder les autres et à ruminer des envies de meurtre.

  Maintenant que tout le monde était au réfectoire, seuls les bruissements de la forêt répondaient à mon souffle saccadé. Des larmes furieuses cherchaient désespérément à franchir la barrière de mes paupières. C'était donc ça d'être soldat ? Se faire humilier et mépriser par ses compagnons d'armes ? «Pathétique», avait-il dit.

  Quel enfoiré. Tu aurais dû rester dans les bas-fonds.

  Je m'enfonçai dans la forêt, sans jeter un regard au QG qui s'éloignait derrière moi. Le sous-bois se faisait plus touffu au fur et à mesure que je m'y aventurais. Je sentais la colère rugir dans mes tympans.

  Et ces bottes à la con qui me font mal aux pieds !

  D'un geste rageur, j'arrachai les chaussures trop rigides et les jetai de toutes mes forces aux milieu des buissons. Il fallait absolument que je tape quelque chose.

  Crispant les doigts, j'envoyai violemment mon poing dans l'écorce d'un pauvre chêne. La douleur se révéla fulgurante, m'arrachant un grognement. Mais une sensation d'intense satisfaction m'envahit subitement. Repassant en boucle les images de l'entraînement dans ma tête, je me démenai pendant de longues minutes, frappant l'arbre et esquivant des coups imaginaires. Le visage disgracieux de Ari flottait devant moi, comme incrusté sur ma rétine et je m'appliquai à le démolir, encore et encore et encore. Tant et si bien que le sang se mit à couler de mes jointures et de mes pieds. Mais je m'en fichais. La douleur m'éclaircissait les idées, m'empêchant de refaire les mêmes erreurs que pendant l'entraînement.

  Parer, esquiver, feinter, frapper. Il est lent, tu peux te le faire en utilisant la vitesse. Parer, esquiver, feinter, frapper.

  Alors que je contractais mes muscles, prête à envoyer mon coude dans le visage du Ari imaginaire, mon pied glissa sur une racine et je m'effondrai par terre. Mon regard rencontra le bleu du ciel à travers les ramures et je restai là, immobile, étendue sur le dos à contempler le paysage céleste. Ma fureur avait disparu, remplacée par une étrange sérénité. Vidé de ses forces, mon corps me donnait l'impression de flotter entre deux réalités. La première violente et sombre, et l'autre plus lumineuse, plus douce.

  Soudain, la perception d'une présence à proximité, me tira de cet état de transe et je me redressai d'un bond.

  Et merde, encore lui…

  Levi m'observait en silence, l'épaule nonchalamment appuyée contre un arbre. Pourquoi se trouvait-il toujours appuyé à quelque chose  ? Son corps à peine plus haut que le mien était-il donc si lourd à porter ?

  « Caporal… »

  Depuis combien de temps m'espionnait-il ainsi ? Aveuglée par la rage je n'avais fait attention à rien d'autre qu'à mes poings contre l'écorce.

  « Je t'apporte à manger, déclara-t-il tout à coup en sortant un pain de sa poche pour me le lancer. »

  J'attrapai la miche de pain avec aisance et la considérai, perplexe. Levi s'approcha d'un pas tranquille, sans me quitter de son regard polaire. Ainsi, le caporal avait remarqué mon absence au réfectoire et avait même daigné déplacer son noble postérieur jusqu'ici. Quel honneur !

  « Si tu crèves de faim, c'est sur moi que tomberont les représailles. Alors fais moi le plaisir de manger ça au lieu de me regarder avec cet air abruti. »

  Le cœur battant un peu trop vite et trop fort, je portai le pain à mes lèvres. Il était trop dur, mais au moins, il avait bon goût. Un silence lourd et gênant pris place entre nous, durant lequel je sentis l'air s'épaissir et se charger de crépitements invisibles.

   « Qui t'a appris à te battre ? »

  Sa voix brisa subitement le silence et un frisson me parcourut l'échine. Je ne parvenais pas à m'habituer à cette intonation grave et feutrée qui faisait toujours affluer les souvenirs.

  Où avais-je appris à me battre ? Devais-je lui dire la vérité ? Il m'avait oublié. Lui rappeler l'endroit où nous nous étions croisés, il y a de cela dix années, n'était pas une bonne idée. Personne ne devait savoir.

  « La rue, répondis-je d'un ton neutre.
  — Il n'y a pas de meilleur professeur que la rue pour ce genre de choses, acquiesça Levi. »

  Il s'était de nouveau appuyé à un arbre et me fixait avec une intensité troublante.

  « Apparemment, ça ne m'empêche pas d'être "pathétique", ripostai-je avec amertume. »

  Nullement décontenancé par ce reproche non-dissimulé, Levi reprit.

  « Tu as l'habitude de te battre au couteau je me trompe ?
  — Je… Oui, c'est vrai, balbutiai-je, surprise. Comment savez-vous ?
  — Ça se voit à ta posture. »

  Avec nonchalance, il changea de position et se rapprocha.

  « Tu sais ce que c'est ton problème ? Tu es douée mais tu n'as jamais eu à affronter d'adversaire à ta hauteur et tu t'es habituée à te battre contre une bande de merdeux. Avec eux l'instinct suffit, mais maintenant tu vas avoir besoin de plus que ça. Il faut savoir observer, saisir les points faibles, les petits détails qui te disent ce qui se passe et qui te révèlent ce qui va se passer. Il n'y a pas que ton corps qui se bat. Ton esprit aussi. »

  J'avais cessé de mastiquer mon pain, trop occupée à boire ses paroles. C'était la première fois que je l'entendais aligner autant de mots d'un coup. Incapable de retenir ma voix, je laissai celle-ci jaillir d'entre mes lèvres.

  « Où avez-vous appris vous ? »

  Je regrettai d'avoir posé la question, à l'instant où ses prunelles emprisonnèrent les miennes dans un carcan de glace. Mon souffle s'arrêta, comme gelé par le froid.

  « En quoi ça te regarde gamine ?
  — Je ne sais pas… lançai-je mi-agacée mi-pleine d'espoir, vous semblez parler de la rue avec expérience, comme si vous connaissiez… comme si vous saviez ce que c'est que… »

  Ma voix mourut dans ma gorge. Toute rancœur envers lui avait disparu. J'aurais voulu le supplier de se rappeler, de se remémorer ce jour dans la ville souterraine, ce jour où il m'avait sauvée. Mais je n'en fis rien, incapable d'articuler le moindre son. Mon regard ne se heurta qu'à un visage froid et un regard dur.

  « Retourne te saigner les mains sur ton arbre et mêle toi de tes affaires. Demain matin, t'as intérêt à faire mieux. »

  Sans plus de paroles, il fit volte-face et s'éloigna, me laissant seule avec mon pain, tout à coup bien fade.

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Hello !

  Yeah ! Première interaction digne de ce nom entre nos deux protagonistes ! On pourrait presque appeler ça une discussion civilisée. Presque…

  (On a atteint les 500 vues ! C'est géniaaal merci 😍)

Bizou

𝐌𝐄𝐌𝐎𝐑𝐀𝐁𝐈𝐋𝐈𝐀 - LeviXOcOù les histoires vivent. Découvrez maintenant