Touhary annonçait son existence au voyageur bien avant qu'elle ne fût en vue par l'apparition de pistes entre les dunes, puis de chemins creux, enfin par l'apparition d'une route de pavés ocre. Ils aperçurent enfin ses remparts de sable, gigantesques, au détour d'une dune. Ils croisèrent une caravane, puis des enfants au ventre vide qui les suivirent en quémandant jusque sous l'arche qui ouvrait la ville. Elle s'était développée dans le creux d'une étendue d'eau asséchée ; de loin, ses couleurs la confondaient avec le sable alentour, à l'exception de quelques bâtiments plus imposants et plus colorés.
L'endroit grouillait de vie, d'odeurs et de cris – Tino et Nikki n'avaient jamais vu un tel rassemblement d'hommes. La cité était l'une des plus populeuses du désert, des centaines de personnes devaient se trouver là. Située au cœur des Flandres, au bord du cul-de-sac européen, elle constituait une étape obligée pour les voyageurs en provenance d'Afrique et de l'Ouest atlantique. Des siècles plus tôt, les dunes des Flandres avaient été le théâtre du conflit qui opposait la Chine et l'Europe ; Touhary avait rarement connu la paix et avait souvent changé de maître. Un certain Gregor en était le maire depuis un peu plus d'une décennie, ce qui était un record de stabilité.
Calife connaissait bien la ville, mais il la trouva changée après toutes ces années. Il compta mentalement : ça faisait presque quinze ans, déjà. Quinze ans que son père était mort, quinze ans qu'il parcourait les dunes.
La prospérité de la ville était visible. Les maisons qui leur avaient paru minuscules de loin étaient en fait de grandes bâtisses de ciment ocré bordant de véritables routes de pierre. Outre les zones de stockage des marchandises et d'accueil des voyageurs, la ville possédait des quartiers de résidence et de plaisirs moins bien fréquentés. Les caravaniers se ravitaillaient et brûlaient leur bénéfice ici avant de repartir dans le désert.
Le marché n'avait rien de commun avec celui de Tendra. À Touhary, les revendeurs étaient partout, sur chaque place, dans les rues, dans des boutiques. On y trouvait de l'eau et de la nourriture, mais le principal intérêt résidait dans le commerce de matériaux, de technologies et d'armes de contrebande européenne. Ces produits aussi chers que dangereux rebutaient les Bédouins ou les revendeurs comme Ytion, dans son village mourant. Touhary bénéficiait de sa proximité géographique avec Napis, porte d'accès au marché noir de leur voisin européen. Les caravanes armées de la ville faisaient quotidiennement l'aller-retour pour nourrir son commerce. De là, les armes voyageaient vers l'est de l'Afrique entre les mains de soldats et d'aventuriers, sur les route que Tomnyos avait établies sur son passage. Afold bénéficiait assez peu de cet approvisionnement : ces routes contournaient tout bonnement l'enclave.
Ainsi, sur le marché des armes, Touhary tirait son épingle du jeu, mais le faible peuplement des Flandres réduisait mécaniquement son potentiel de vente. Elle était également très éloignée des premières villes africaines ; l'armée de Tomnyos et ses partisans étaient finalement les seuls à s'y approvisionner. Depuis l'assassinat du conquérant, ses rivaux et maintenant ses propres hommes éparpillés dans le désert préféraient avoir recours à un marché plus vaste et plus proche : Magnanis. En conséquence les surplus s'accumulaient, et une certaine fièvre se faisait sentir d'étal en étal.
Les routes commerciales de la capitale du désert, tenue par le charismatique Comte Neige, évitaient soigneusement celles établies par Tomnyos : elles contournaient elle aussi l'enclave d'Afold, mais par l'ouest, pour relier Saint-Sauveur, l'usine d'armement pénitentiaire européenne dont elle acquérait une grande partie des stocks. Ainsi, la marchandise n'était pas la même à Touhary et Magnanis. Depuis Napis, Antoine écoulait sur Touhary les rebuts du marché noir européen ; le Comte Neige revendait à Magnanis des produits sortis d'usine. Cette situation s'expliquait par les relations, très différentes, que les deux hommes entretenaient avec l'Europe. Calife savait tout cela parce qu'il était un vieil ami du Comte Neige et qu'il avait accompagné chacun de ses pas jusqu'à ce qu'il s'installât sous la Montagne. Il connaissait bien son histoire et même sans accès satellite, il savait beaucoup de choses sur les jeux de pouvoir dans la région.
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La fille | Tome 1
FantascienzaAn 762 après la guerre qui a transformé la Terre en désert. Au nord, l'Europe agonise au-delà du no-man's land, dans des villes souterraines d'où ne sortent que des armes, de rares prisonniers et de la dope. Au sud, l'Afrique s'embrase après la mort...