Premier après-midi

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La file pour aller au self était interminable, mais Vivien dépassa tous les élèves pour passer en premier, en tant que professeur, il avait ce privilège-là. Il entendit quelques râlements, mais passa sa carte sur le biper. Il empoigna un plateau, y posa ses couverts, pris un plat en échangeant des banalités avec les cuisiniers, son entrée, puis son dessert accompagné de fruits, routine qu'il répétait cinq jours sur sept. Il dépassa le côté des lycéens, puis s'engouffra dans l'énorme pièce ouverte attribuée aux professeurs. Cinq tables rondes et grandes étaient occupées, à part une, où un jeune professeur inconnu à ses yeux y mangeait seul, en lisant Hemingway, L'adieu aux armes. Vivien s'assit en face de lui sans un mot, observant la tignasse châtains qui ne se releva pas à son arrivée. Il se dit alors que c'était sûrement le nouveau d'il y a un mois, la personne avec qui il partirait peut-être en Italie. Il entama son entrée en voyant que celui-ci ne réagissait pas, absorbé par sa lecture. Au moment où il allait commencer son plat, le nouveau prof d'Italien s'exclama, ce qui fit sursauter Vivien :

"J'ai cru que vous alliez me parler en premier, je suis de nature timide et n'engage pas la parole. Comment vous appelez-vous ?

- Vivien Luis, mais on peut se tutoyer.

- Roland Henryk, enchanté."

Ils se regardèrent une fraction de secondes dans les yeux, le dénommé Roland possédait des yeux écarlates, plus beaux que ceux de Vivien, plus séducteurs.

"Putain, c'est vrai que je parle comme un vieux ! Désolé, je ne t'avais pas vu à mon arrivé ici, alors j'ai essayé les bonnes manières, s'écria Roland.

- Après ce mot grossier, je pense que c'est un peu râté."

Roland sourit de toutes ses dents, des petites fossettes apparurent aux coins de ses joues, ce qui fit rougir Vivien. Les fossettes étaient son point faible.

Roland pencha la tête sur le côté et plissa les yeux tout en examinant Vivien, ce qui le déstabilisa et le rendit encore plus rouge.

"On se connaît ? demanda le professeur d'italien. Je t'ai déjà vu hors du lycée, j'en suis certain.

- J'en suis pas si sûr."

Un long silence s'ensuivit. Roland baissa la tête en fermant les yeux, Vivien le trouvait assez étrange.

Il eut aussi cette impression de déjà vu, il avait déjà observé ces fossettes, des comme celles-là, il ne les oublierait pas. Ce fut à cet instant, qu'il se souvint.

Dix ans plus tôt.

Roland Henryk.

"Oh putain !"

Roland fronça les sourcils à l'entente de ce mot. Vivien se leva d'un bond, attrapa son plateau à moitié entamé et tituba jusqu'à la sortie. Les démons du passé refaisaient surface, il voulait les semer, les laisser dix ans en arrière, mais Roland était là.

Le principal était un grand homme, brun, à l'air sévère, dominant... Il était en pleine conversation avec quelqu'un qui semblait s'occuper du chauffage du lycée. Edmond, le principal, fronçait les sourcils, en parlant fort de sa voix grave. Il se retourna, une main sur sa hanche et se mit à observer les élèves dans la cour, qu'il voyait à travers ses vitres teintées. Son bureau se situait à l'étage, donnant vu à la moitié de l'établissement, il était comme un garde en haut de sa tour.

Vivien était assis sur une chaise en plastique inconfortable qui grinçait à n'importe quel mouvement. Il fixait le dos de son patron et descendait parfois son regard un peu plus bas et eut un sourire en coin. Edmond raccrocha et se retourna brutalement vers le professeur. Il contourna le bureau dans un silence de plomb, et s'assit dessus, sa jambe frôlant celle de Vivien.

"Qu'est-ce qui t'amènes ici ? demanda-t-il de sa voix rocailleuse.

- Je ne pense pas aller au voyage d'Italie.

- J'ai besoin d'un oui ou d'un non, pas de je ne pense pas. Si tu n'y vas pas, le voyage est annulé, je vais devoir rembourser tous les parents et leur offrir des excuses bidons.

- Je n'ai pas le choix en fait ?!

- Non."

Vivien serra les dents. Il était petit en face de lui, Edmond était en hauteur, le dominant de sa carrure. Il détestait le fait que quelqu'un puisse le dominer. Il se redressa et se racla la gorge.

"Je vais y aller, alors. Il y aura qui en prof accompagnateur ?

- Mme. Durand, Mme. Lambert, Mr. Henryk et toi ! Il n'y aura que les élèves de terminale et de première qui font Italien, pas les secondes, ils sont beaucoup trop chiants.

- Merci. Je dois payer combien ?

- Demande à un des accompagnateurs et revient me voir avec le chèque.

- Ok."

Le professeur d'histoire se leva et gagna la porte, en sentant le regard pesant du principal. Il ne le supportait pas, il se prenait pour quelqu'un qu'il n'était pas et cela agaçait Vivien.

Il devait alors revoir Roland, il devait s'excuser.

Verlaine cherche RimbaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant