Troisième matin

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   Le premier cours de son après-midi venait de se finir, laissant à Vivien une heure sans rien faire, avant d'enchaîner un nouveau cours avec d'autres lycéens qui paraissaient assez dissipés ce jour-ci. Il se précipita alors au coin fumeur, il fumait au moins un paquet en deux semaines, mais pouvait se détacher de la nicotine quand il le voulait. Il n'était pas accro, mais il sentait cette envie de fumer suffisamment pour allumer une cigarette tous les deux jours environ. Par contre, il ne supportait pas l'odeur qui restait sur ses doigts, car cela lui donnait la nausée.

Il passa la sortie qui menait au parking des professeurs et huma l'air frais qui lui fit rentrer son visage dans son écharpe noire. Il faisait en dessous des dix degrés, mais ces temps-ci la température ne prévenait personne, passant des vingt puis le lendemain à cinq. C'était une cause du réchauffement climatique et personne n'avait l'air de s'en soucier réellement. Il sortit son paquet de Lucky Strike, puis une cigarette, mais avant qu'il ne puisse retirer le briquet de sa poche, une flamme jaune orangé se mit à tanguer devant ses pupilles. Ses yeux en rencontrèrent d'autres, plus clairs, plus étincelants qui le ramenèrent dix ans en arrière.

"Tu veux du feu ? lui demanda Roland d'un calme surnaturel.

- Merci."

Le professeur Luis scruta les mains rugueuses de Roland entourant sa cigarette, la protégeant du vent. Le feu prit possession du bout du bâton de cancer et Vivien inspira. Il ferma les yeux, rassemblant son courage pour dire ce qu'il n'avait pas pu dire dans le passé. Il prit sa cigarette entre son index et son majeur et planta son regard dans celui du professeur d'italien. Un silence pesant, c'était installé, les deux autres professeurs qui parlaient à l'écart n'étaient qu'un bruit de fond, les deux jeunes paraissaient dans une bulle increvable.

"Je m'excuse, fit Vivien. J'aurais pas dû.

- Je t'ai reconnu dès que j'ai vu ta silhouette rentrant dans le self."

Le professeur Luis déglutit et baissa son visage, pris par la honte de ne pas l'avoir reconnu au premier regard aussi.

"J'ai fait semblant de ne pas t'avoir reconnu, continua Roland, j'ai cru que tu m'avais reconnu dont le fait que tu t'étais assis à ma table, mais non. Puis, tu as fui, comme dix ans auparavant.

- J'ai changé, promit Vivien.

- On ne dirait pas.

- J'étais fou amoureux, tu sais.

- Moi aussi... Mais à toi à ta manière, comme d'habitude."

Ils firent une pause dans leur conversation, tandis que Roland attrapa ces cigarettes dans son sac et en alluma une. Vivien regardait chacun de ses gestes, il se remémorait de leurs moments passés ensemble.
Les heures qu'ils passaient dans la chambre de Vivien, la porte fermée à clefs au cas où sa Grand-Mère rentrerait sans frapper. Leurs soupirs. Les je t'aime chuchotés à l'oreille en cours de français. Leurs genoux se touchant par accident, comme ils disaient. Leurs caresses. Les soirées dans le parc de leur quartier où ils chantaient Aznavour en descendant les toboggans. Les mots d'amour écrits dans les marges des cahiers. Et surtout le goût unique de ses lèvres, indescriptibles, sucrées et au goût d'interdit.

"C'est fou c'qu'il me disait comme jolis mots d'amour, et comme il les disait, mais il ne s'est pas tué... , commença à murmurer Vivien remplit de nostalgie et de souvenirs.

- ... car malgré mon amour, c'est lui qui m'a quitté sans dire un mot, pourtant des mots, y en avait tant, y en avait trop, continua Roland en écrasant son mégot. Tu te souviens au moins de cette chanson.

- Je me souviens de tout. Chaque minute, chaque seconde passaient à tes côtés et de toutes ces années sans toi à me lamenter de ne pas avoir été la bonne personne pour toi."

Roland ne répondit pas, un peu surpris par cette déclaration, mais dit d'un ton apaisant :

"On pourrait recommencer depuis le début. Se reparler, comme des inconnus.

- Tu n'es pas un inconnu pour moi.

- Fais comme si, ça serait plus simple, essayons de ne plus penser à ce que nous avons vécu.

- Tu as raison."

Vivien tendit sa main vers Roland et ce dernier la serra en souriant, la serrant un peu trop longtemps pour ressentir ses paumes chaudes pas tenues depuis des années.

"Vivien Luis, professeur d'histoire et toi ?

- Roland Henryk, professeur d'italien. Faut que je te laisse, j'ai cours."

Il retira sa main de la sienne et Vivien ressentit un énorme vide se former dans son cœur.





*La chanson que récite Vivien est « Les mots d'amours » de Edith Piaf. Pour les intéressés ^^*

Verlaine cherche RimbaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant