Il primo e ultimo amore

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« Mais bravant le temps
Nos deux cœurs resteront les mêmes
J'ai bien pesé le contre et le pour
Je suis à toi pour toujours
On n'a plus quinze ans mon amour
Et on s'aime »

On a plus quinze ans - Charles Aznavour

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  Le silence après un repas de famille est toujours le plus pesant. Chacun de son côté essaie de s'occuper, de montrer qu'il n'est pas venu à contre cœur, qu'il arrive à digérer la tarte du dessert. On aide à débarrasser, le père allume la télé ou va chercher de vieilles photos de famille. La deuxième option est la bonne pour celui de Roland. Il étale les albums et les clichés sur la table. Sa sœur fait des remarques sur les joues rondes qu'il avait à six ans. Puis, au milieu des rires et des souvenirs, Vivien remarque une photo cachée parmi les autres. La première qu'ils aient prise ensemble, une semaine après leur rencontre, avec le vieux Polaroid du père à Roland. Il passe ses doigts délicatement dessus. Roland avec un sourire aveuglant, un bras sur les épaules de Vivien, tandis que ce dernier arbore une moue timide. Les Converse aux pieds et les tee-shirts de groupes de rock qu'ils n'écoutent plus leur rappelle un temps intouchable et rempli d'insouciance.
Le père de Roland souffle en voyant la photo, il se rappelle cette époque où ses enfants étaient encore à la maison, ils faisaient leurs devoirs la semaine et partaient en randonnées le week-end. Il veut dire quelque chose, mais ça lui a pris dans la gorge, il se la racle et observe le jeune couple, main dans la main, quinze ans après le fameux soir où son fils était inconsolable. Et il s'est marié avec celui qui l'a détruit, la cause de ce mal-être qui l'a rongé des années et que son géniteur percevait sans savoir quoi faire. Mais il ne peut en vouloir à Vivien.
Depuis qu'il les a vus à la mairie, s'embrassant sous les applaudissements de leur proche, du regard triste de Vivien en remarquant que son père avait refusé de venir au mariage de son propre fils, il ne peut que souhaiter aimer celui qui rend et aime inconditionnellement Roland malgré les failles de sa famille et les siennes.

« Je me souviens du jour où je vous ai déposé au lycée pour le bac de français.

- Ah, oui ? demande Vivien, tout à coup curieux.

- Je m'en souviens très bien, car Roland a cru être discret en t'embrassant quand tu t'es installé. J'étais carrément à moins d'un mètre !

- Désolé papa, grimace Roland en levant les mains. »

Les parents de Roland habitent toujours cette commune où Vivien et lui ont grandi, contrairement à ceux de ce dernier qui ont déménagé quand il faisait ses études. C'est aussi là, dans cette commune où une forêt et des champs la longe, où il n'existe que deux écoles primaires et un collège/lycée, dans la mairie aux briques rouges en face d'une fontaine où le mémorial de la Seconde Guerre mondiale se trouve, que Vivien et Roland se sont mariés. Quatre ans après le voyage en Italie. Roland s'est agenouillé aux pieds de Vivien, alors qu'ils sortaient d'un bar avec des amis, dans une rue déserte, en pleine nuit, l'alcool leur donnant un léger mal de crâne. Vivien a immédiatement répondu oui. Ils n'ont même pas besoin de se marier pour comprendre qu'ils s'aimeront toute leur vie et même au-delà.

Au bout d'un moment donné, il est temps de retourner chez eux, dans la petite maison de Vivien où Roland a déménagé un an après l'Italie, le permettant d'arrêter son petit job dans le café rétro. Le jour où ils s'étaient enfin installés ensemble, ils avaient passé la journée allongés dans le canapé, à s'embrasser et à se dire ô combien ils étaient heureux de s'être enfin retrouvés.
Vivien enfile le blazer en cuir que son mari lui a offert à noël et ils se dirigent vers la voiture de ce dernier. Une fois installés dans le véhicule, un silence le comble et ils ne bougent pas pendant une seconde.

« Ça te dirait d'y retourner ? lui propose Roland.

- Au parc ?! s'assure Vivien.

- Une dernière fois. J'aimerais y danser à nouveau avec toi... »

Vivien esquisse un sourire et sur ce, il allume le moteur et file sur la route pour se rendre au parc. Là où ils se sont embrassés pour la première fois, juste après leur retenue, sous la voix d'Aznavour. À l'époque, il n'était pas en très bon état, mais alors ils s'imaginent que quelqu'un la reconstruit ou qu'un bâtiment a été construit par-dessus. C'est tout un morceau d'une vie, de deux vies qui s'écrit sur un endroit. Le recouvrir avec du béton froid et rêche, serait une idée effroyable. Ils pensent aussi à toutes ces personnes qui espéraient retrouver une part de leur vie dans un endroit qui a été remplacé par un bâtiment sinistre ou qui a été détruit.

C'est une chance pour eux que le parc est toujours là, au milieu des arbres, dans un état lamentable. Il ne reste que les balançoires qui sont tordues et à moitié tombées par terre. Les autres petites attractions ont été détruites par les gens et le temps.
Vivien passe ses doigts sur le métal rouillé de la balançoire, elle paraissait plus grande avant. Roland est assis au pied d'un arbre, les larmes aux yeux. Son mari l'observe, nostalgique d'un temps dont il ne voudrait pas revenir. Roland essuie ses larmes du revers de sa manche et avoue :

« Tout à l'heure, en voyant la photo de nous deux dans le parc, je me suis imaginé que je n'avais jamais pris le poste au lycée.

- Pourquoi ? »

Il sort ladite photo de sa poche que son père lui passé, pour qu'ils l'encadrent dans leur maison.

« Je ne sais pas. Je me suis vu triste, complètement perdu sans toi. J'aurais été seul, à me demander ce que je fous là.

- T'aurais déménagé en Italie. Et moi je me serais marié avec le proviseur.

- Vivien ! Je suis sérieux ! »

Le professeur d'histoire s'avance vers celui d'italien et lui prend les mains pour se relever. Ils s'enlacent étroitement, à la limite de déverser un torrent de larmes. Ils remercient ce parc pourri, car sans lui, ils n'auraient pas pu vivre tout cela.

« Et si on enterrait ça une bonne fois pour toutes, hein ?! demande Vivien.

- Tu veux enterrer la photo ?! s'exclame Roland. Je pensais la mettre dans l'entrée...

- Non, pas ça. Je veux dire, on pourrait faire ce qu'on a fait la première fois ici pour la dernière et laisser tout ça de côté. On en a fait du chemin, on est là, mariés, amoureux, ensembles, enfin heureux. On n'a plus besoin de ce parc minable, Roland.

- Tas raison. »

Ils se sourient et dans un commun accord, ils écartent les bras et se mettent à crier les paroles. Ils se prennent dans les bras, improvisent un slow comme la première fois, tournent sur eux-mêmes, chantent Aznavour pour le faire revivre et le remercier.

Ils s'enivrent de la chanson qu'ils chantent à capella, butent sur quelques paroles qu'ils ont du mal à se souvenir et sur emmenez-moi au bout de la terre, ils scellent leurs lèvres d'un baiser. Un baiser qui marque une bonne fois pour toute la fin d'un passé qui n'a fait que les suivre. Celui qui pardonne et accepte de continuer. De poursuivre cette histoire d'amour, main dans la main, sans peur et avec confiance.

Verlaine cherche RimbaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant